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Vedānta 223 - Père Eugraph Kovalewski - La prière du coeur

Père Eugraph KOVALEWSKI[1] 

LA PRIÈRE DU CŒUR

 

            Pour pouvoir parler de la prière du cœur, il faut déjà y être parvenu, et je n’y suis pas encore arrivé ! Mais, d’un autre côté, je me sens tout de même autorisé car, étant prêtre de l’Église orthodoxe, je porte en moi cette tradition, qui date de milliers d’années. Nous pouvons donc en parler : quand bien même ma parole ne sera pas aussi authentique que si j’étais arrivé à cette perfection, elle sera cependant dans la tradition.

            Dans ces conditions, je demande d’avance une certaine excuse, un certain pardon de votre part pour l’imperfection de mon exposé, car vous savez que celui qui a acquis la prière du cœur a dépassé les mots, est établi dans une perpétuelle joie ; celui dont la prière coule dans son cœur est devenu ce soleil qui éclaire tout sur son passage, il n’a plus besoin de lumière extérieure – celui qui a acquis la prière du cœur est divinisé en lui. Et si vous saviez, ne serait-ce qu’un instant, le bonheur provoqué par la vie de Dieu en nous ! Comme dit l’apôtre Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi »[2]. Non, je ne peux pas encore parler de la prière du cœur, car j’ai des tristesses, des désirs, dans ma vie.

Nous pourrons parler ensemble des premiers pas, et de ceux qui ont acquis cette prière mais, auparavant, nous allons aborder quelques généralités. Étant prêtre orthodoxe, je représente une tradition qui diffère sensiblement de la tradition occidentale dans sa vie spirituelle, et c’est à ce titre que je parlerai. N’attendez pas de moi ni une exégèse ni une étude comparative.

 

            La prière du cœur ou, comme on l’appelle chez nous, la prière spirituelle, permanente, la prière de Jésus, est un des chemins spirituels – ne pensez pas que ce soit là l’unique voie spirituelle pour l’orthodoxie.

            Dernièrement, j’ai été amené à faire une conférence où le thème proposé était un parallèle entre le pèlerin russe[3], que vous connaissez, et le pèlerin hindou Swami Ramdas.

J’y ai montré jusqu’à quel point ces deux pèlerins se ressemblent, bien qu’il y ait des différences, que je n’ai pas évoquées. Aujourd’hui, il en sera de même, je préfère parler de ce qui unit que de ce qui désunit. Savez-vous pourquoi ? Pour commencer concrètement la vie spirituelle, il faut rechercher tout ce qui nous unit. Il y a trop de personnes qui se lancent dans des études comparatives, sans en être même aux premiers pas ! Cela rappelle l’histoire d’enfants qui, bien que ne sachant pas calculer, ni écrire correctement le mot « maman », discuteraient de la différence entre saint Jean de la Croix, un mystique de l’Inde ou un saint de Russie. Il est à la fois plus pratique et plus prudent de parler de ce que nous avons acquis, de ce qui unit et, surtout, des moyens pour parvenir à la vie spirituelle – ne tombons pas dans de stériles discussions abstraites.

           

Revenant à l’étrange similitude entre le pèlerin hindou et le pèlerin russe, j’insiste pour souligner que le chemin de la prière perpétuelle n’est pas l’unique chemin de la vie spirituelle. Des Européens me demandent souvent : « Père Eugraph, initiez-moi dans la prière perpétuelle ». Je vois clairement que ce n’est pas donné à tous, il y a d’autres chemins, par exemple la voie de l’activité. La prière perpétuelle requiert une certaine vie, un certain dépouillement extérieur qui ne peut être exigé de tous. Il y a une multitude de chemins spirituels et, bien qu’il y ait de grandes lois en matière de spiritualité, chaque homme a son propre chemin. La meilleure solution n’est pas tellement d’étudier dans les livres ce qui est valable pour nous enflammer, nous orienter, nous donner le courage ou le désir de nous perfectionner ; le meilleur chemin spirituel, c’est chercher inlassablement son maître spirituel : c’est le premier pas. Dès que vous avez trouvé votre maître, confiez-vous à lui et, avec lui, trouvez votre propre chemin. Et peut-être que votre chemin ne sera pas celui de la prière perpétuelle, ni celui de la pureté, ni celui de la prière tout court.

 

            Le premier pas de tout aspirant est donc de trouver son maître et, pour cela, il ne faut pas se jeter dans les bras du premier venu (« il a de bons yeux », « il est rayonnant », « il est bon » donc c’est mon maître). Attention, vous avez le temps ! je dirais même qu’il faut donner dix ans, vingt ans de sa vie pour trouver son maître spirituel. Une fois que vous l’aurez trouvé, vous pourrez avec lui marcher rapidement. Et n’imaginez pas que vous êtes Sri Ramakrishna, le pèlerin russe ou Séraphin de Sarov (Cf image à gauche) [4] ; vous êtes vous-même, et votre chemin ne peut être celui d’un autre – voilà le vrai chemin.

            Si votre quête d’un maître spirituel est infructueuse (il n’y a pas tellement de maîtres spirituels en Occident, et c’est difficile d’en trouver), acceptez alors un maître spirituel de passage. Il vous donnera, pourrait-on dire, un coup de main, il vous dirigera, vous instruira, mais ne vous attachez pas trop. Puis ce maître spirituel vous dira : « Je vous ai aidé, maintenant cherchez quelqu’un d’autre ». Un vrai maître spirituel distingue immédiatement celui qu’il peut éclairer et celui qu’il doit éconduire.

Regardez comme c’est curieux : toute la vie spirituelle est centrée sur l’instructeur spirituel et non sur les livres, sur les doctrines. Il y a, bien sûr, des exceptions, où l’on voit Dieu inspirer quelqu’un directement, sans l’entremise d’un maître, mais ces exceptions confirment la règle.

Encore une fois, n’imaginez pas qu’un chemin, quel qu’il soit, soit unique. Je pense qu’il en est de même en Inde : le chemin de Ramdas est-il l’unique chemin ? C’est très clair, mes amis, pour suivre ces pèlerins, il faut faire comme eux, or n’ont-ils pas abandonné hommes, femmes, tout ? Ils sont partis résolument à la recherche de Dieu. Mais vous, vous ne pouvez pas. Combien de fois ai-je demandé à mes amis : « Donnez une demi-heure par jour pour vous consacrer à la prière perpétuelle » et ils ne le peuvent pas. Or, pour la prière perpétuelle, le temps compte. Je me souviens avoir entendu un maître hindou dire : « À raison de six heures par jour, vous pourrez commencer votre vie spirituelle dans cinq ans » ! Et il avait raison. Mais je ne trouve pas chez mes enfants spirituels cinq minutes par jour. Il faut donc trouver une autre solution. Comme pour apprendre l’alphabet, il faut consacrer beaucoup de temps pour trouver Dieu. […]

 

Quel est l’enseignement de l’Église orthodoxe en matière spirituelle ? Selon cet enseignement, il faut avoir à l’esprit deux choses. Premièrement, si Dieu est devenu homme, alors l’homme doit devenir Dieu. Quel que puisse être le chemin suivi, n’oublions jamais que le but de l’homme est de devenir Dieu. Il ne s’agit ni de devenir un homme vertueux, ou bon, ou un ascète, ni davantage de faire des miracles ou d’acquérir des pouvoirs : tout cela n’est qu’enfantillage. L’unique but de l’homme, c’est de devenir Dieu ; c’est ce qu’enseignent saint Irénée[5], saint Athanase[6] et d’autres.

Comment devient-on Dieu ? Qu’est-ce que devenir Dieu ?

Je vous dis des choses rudimentaires, le catéchisme, afin de vous introduire dans la tradition orthodoxe que je représente. Va-t-on chercher Dieu quelque part dans le ciel ? Non. Nous devons chercher Dieu et devenir Dieu en nous. Car dans l’homme (en simplifiant) il y a en dehors du corps quelque chose que l’on appelle l’âme, mais il y a de plus l’esprit, qui est Dieu, et qui dort, et que nous ne connaissons pas, et que nous devons retrouver. […] Le divin en nous (Grégoire le Théologien[7] parle de « l’étincelle divine » ; j’essaie d’employer le langage le plus simple, évitant toute terminologie grecque, slave etc. parce que ce serait compliquer inutilement), […] cette étincelle en l’homme a toutes les qualités divines : immortelle, infaillible, pacifique, inchangeable, indéfinissable…

Qu’est-ce qui nous empêche de trouver ? Ne cherchez pas de réponse compliquée : tout ce qui disperse – passions, pensées, distractions, imaginations… Quel est alors le chemin ? Il y en a une multitude : se libérer des passions, des pensées, le silence…

Tous les chemins sont différents mais, progressivement, on se libère de ce qui disperse, nous multiplie. […] Le Christ parle de pureté du cœur. En grec ou en russe, on traduit « pureté » par « l’unité de la sagesse ». Qu’est-ce qui s’oppose alors à la pureté ? La multitude de sentiments, de pensées. Où est alors le chemin spirituel ? Dans la lutte progressive contre les pensées, et les Pères de l’Église[8] nous disent que les passions résistent moins que les pensées. Laissez les passions, nos ennemies sont nos pensées. Les passions appartiennent à notre chair et à notre passé.

 

Mais alors comment lutter contre nos pensées ? Comment retrouver l’unité, la pureté ? « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu » disait le Christ. Comment pouvons-nous retrouver ce lieu où Dieu réside : le cœur ? et cela, avant même de parler de la prière perpétuelle. Par quelque chose de très simple : par un engagement total pour une chose. Le pèlerin a quitté ses proches, il a pris une prière. Une prière. Dites « a », dites « o », n’importe quoi, mais cherchez avant tout une chose unique. Une seule attitude ! Laquelle ? Saint Jean [Damascene][9] disait : « Prends une chose, et jette-toi dans cette chose comme dans un feu » et donc ne restons pas dans l’attitude continuelle « un peu de ci, un peu de ça », un peu en dehors, un peu à l’intérieur. Tel est l’abc, le commencement : il n’y a pas de chemin spirituel s’il n’y a pas une résolution.

Quel chemin prendre ? Même si vous prenez un chemin inexact, si vous le prenez sincèrement devant Dieu, il deviendra exact. Mais si vous hésitez toute votre vie entre deux chemins, vous êtes morts, vous êtes dispersés, vous n’avez pas même pas commencé la vie spirituelle. C’est pourquoi il faut être sceptique, non contre la vraie métaphysique, mais contre cet esprit rationnel qui discute toujours et ne commence jamais.

Combien de gens autour de moi peuvent parler jusqu’à leur mort de l’influence de l’Inde sur la mystique : « Ceci est orthodoxe »… Ils lisent, discutent, connaissent tous les termes, spéculent sur les mystiques comparées – ils savent tout. Mais qu’est-ce que ça leur apporte ? En quoi cela transforme-t-il leur vie ? Malgré leur érudition, ils n’ont pas encore commencé leur vie spirituelle. La vie spirituelle ? Prends quelque chose, ce que tu as sous la main, et commence ! C’est pourquoi l’Évangile dit : « Celui qui retourne en arrière est perdu » ; le Christ dit : « Mon chemin est étroit ». Cette étroitesse ne signifie pas une mise en garde contre le péché mais une incitation à prendre une ligne, un chemin, ce qui implique un engagement, un choix. Voilà quel est le vrai commencement de la vie spirituelle.

Là où se trouve Dieu, se trouve aussi la déification de notre être. Notre esprit est simple et unique. Tout ce qui tend à multiplier, disperser, changer, déchirer n’est pas notre esprit ; et tout ce qui n’est pas notre esprit ne peut pas saisir Dieu. Pour entrer en contact avec Dieu, on doit être Dieu, ou divin, de même que l’œil peut voir la lumière parce qu’une autre lumière s’y reflète. Dans notre âme, le multiple ne reflète pas la simplicité divine. Nous devons alors nous efforcer de saisir notre organe intérieur. Avant d’avoir la connaissance, nous devons nous retrouver nous-mêmes, c’est pourquoi toutes ces méthodes s’imposent : choisir une unique prière ; avoir une attitude, même corporelle, simple ; répéter constamment une seule et même prière ; silence total de votre être intérieur.

Ainsi, petit à petit, le maître spirituel vous acheminera de plus en plus en avant, mais le principe sera toujours le même.

 

Le mot « hésychasme », à la mode maintenant, que signifie-t-il ? Silence. Éséchïa : silence, tranquillité, sérénité. Les Pères disent que le silence est le langage des siècles à venir. Saint Isaac le Syrien[10] dit : « Dieu a créé le monde visible par la parole, et le monde invisible par le silence ». Si vous voulez trouver le monde visible, parlez comme je le fais maintenant : c’est du bavardage. Mais si vous voulez trouver votre esprit, vous devez rester silencieux. Il ne s’agit pas du silence de la bouche, mais du silence intérieur. Pourquoi est-il si utile pour la vie spirituelle de trouver le silence, ne serait-ce que pendant cinq ou dix minutes ? Parce que sans lui il n’y a pas de vraie prière. Comment faire ce silence ? Très simplement : ni le passé, ni le présent, ni l’avenir, ni le haut, ni le bas – rien n’existe ; vous entrez ainsi dans le silence total. C’est difficile la première fois, mais cela deviendra un climat si vous le faites souvent. Vous ne trouverez pas l’esprit en dehors du silence ; si vous ne trouvez pas l’esprit, l’âme, le lieu où Dieu réside, vous ne trouverez pas Dieu, vous trouverez le concept de Dieu, l’idée de Dieu, mais pas Dieu.

Qu’arrivera-t-il à ceux qui n’ont pas l’habitude de ce silence ? Ils seront assaillis par une quantité de pensées qui viendront les agiter. Que doit-on faire ? Laissez ces pensées en dehors, n’y faites pas attention : s’il pleut dehors, et que vous êtes à l’intérieur, la pluie ne vous gêne pas. Dans le silence, si vous êtes troublés et agités, dites : « Ce n’est pas moi, c’est dehors », parce que, mes amis, où commence la difficulté en matière spirituelle ? Elle commence quand nous confondons des événements extérieurs avec des événements intérieurs en identifiant ces événements et ces pensées à notre moi. Un Père de l’Église nous dit : « Tant que nous disons “je suis triste”, “je suis malade”, “j’aime”, “je déteste”, nous sommes encore psychiques ». Ce n’est pas moi, c’est mon corps qui est malade, ma dent qui a mal, ma psychè qui déteste, mon corps qui a faim, ce n’est pas moi. Tant que nous ne faisons pas la distinction entre l’esprit et l’âme, comment pouvons-nous prétendre pénétrer à l’intérieur ?

Envahi par ses pensées, un débutant va trouver son père spirituel pour lui dire : « Je n’ai pu réussir, j’ai été gêné par des pensées ». Il n’est pas en silence car, s’il était en silence, il n’aurait pas accordé d’attention à ces pensées. Que doit-il faire ? Avec humilité, accepter et dire : « Oui, je ne suis pas en silence » − il est alors déjà un peu en silence, parce que celui qui accepte qu’il a un trouble intérieur est déjà en dehors de ce trouble, de ce qui le trouble.

 

Voilà pourquoi, dans la vie spirituelle, l’obéissance est nécessaire. Pourquoi cette obéissance ? Pour être l’instrument des caprices d’un maître spirituel ? Non, mais pour trouver ce silence, pour ne pas se poser de questions : « Dois-je aller à droite ou à gauche ? », « Dois-je faire ceci ou cela ? ». Les Pères de l’Église disent que tant que nous sommes dans l’état de gnomie, c’est-à-dire de libre arbitre, nous sommes enchaînés. Si nous pensons que nous devons choisir, nous ne sommes pas spirituels : quelqu’un qui choisit est face à la dualité, et face à la dualité il est hésitant. L’esprit étant unique, le choix n’est pas spirituel mais psychique. Le libre arbitre nous enchaîne. Tant que nous sommes dans ces contradictions, nous n’avançons pas or, si nous n’avançons pas, nous ne sommes pas vivants. Le libre arbitre, voilà une illusion de liberté ! Comment nous libérer du libre arbitre ? Le plus simple est de nous en remettre à notre père spirituel – ou, si vous en avez le courage, choisissez vous-mêmes une chose.

On demanda à saint Séraphin de Sarov (il répond à beaucoup de questions spirituelles ; par exemple, quand on lui demanda ce qu’est le Saint-Esprit, il répondit qu’il est la lumière, la chaleur, le parfum qui éclairent tout l’être et la nature qui l’environne) pourquoi il y a si peu de saints. Il répondit : « Parce qu’il y a très peu d’hommes décidés à le devenir. »

Ce que je veux dire, mes amis, c’est qu’on ne peut pas parler de la prière perpétuelle en passant sous silence les choses élémentaires, mais premières, fondamentales. On ne peut rien dans la vie spirituelle tant que l’on est « entre les deux ». Choisissez n’importe quoi mais, ensuite, allez jusqu’au bout ! Libérez-vous de l’état de ces hommes intelligents, intellectuels, qui ne font rien spirituellement.

 

Il y a un point qui exige une explication. Si j’ai dit « prenez n’importe quoi, choisissez n’importe quoi, prononcez n’importe quoi… », il faut, si l’on va plus loin, comprendre la force du nom sacré. Relisez toute la Bible, vous verrez que « par Ton nom…, grâce à ton Nom… je serai sauvé » et le choix d’un nom sacré que nous prenons en nous et que nous répétons, que nous gravons dans notre intelligence puis dans notre cœur. Le nom a une puissance en lui. Les noms sacrés sont multiples mais ils travaillent et agissent en nous. Pour nous, l’un des noms les plus sublimes est « Jésus » mais il y a d’autres noms. J’ai connu un Polonais qui s’était engagé dans la prière perpétuelle, arrivant à des résultats remarquables avec un autre nom sublime : « Alléluia ». La recherche de la consonnance, du sens, est autre chose, dont je ne parlerai pas aujourd’hui. Il est arrivé avec sa prière à arrêter des calamités – la famine, la maladie – et il rayonnait intensément une joie si sublime que sous la torture, durant la Révolution, ses bourreaux éprouvaient la même joie en le torturant ! Ils le tuèrent dans cette atmosphère, l’homme débordait du nom.

Chaque tradition peut choisir un nom particulier, mais le nom a une force, un sens en soi, il n’est pas une chose neutre qu’un choix conditionne. Ce nom est lié à une réalité extérieure à nous, supérieure à nous. Voilà pourquoi la prière perpétuelle est la répétition constante d’un nom ou d’une formule associée à ce nom sacré.

Si la répétition d’un nom, d’une formule est l’essentiel de la prière perpétuelle, je voudrais dire quelques mots maintenant du climat dans lequel cette répétition doit s’accomplir. Le pèlerin hindou, Ramdas, avait une attitude très simple, mais très efficace ; si on le battait, il disait : « Dieu a voulu, béni soit Dieu ! ». Les Occidentaux devraient, avant de commencer cette répétition, prendre en considération cette formule de toutes les religions antiques : s’en remettre, jusque dans les moindres détails, à Dieu – Dieu a voulu, béni soit Dieu ! Les juifs ne commencent aucune action sans avoir dit : « Que Son nom soit béni ! ».

La pensée occidentale s’installe trop dans des discussions sur la justice – c’est bon, c’est juste ; c’est injuste, je proteste. Si, dans la Bible, nous lisons : « Dieu a endurci le cœur de Pharaon », « Dieu a envoyé ceci… », un Occidental dira : « C’est terrible, Dieu a envoyé la peste, Dieu a envoyé la maladie, comme il est méchant ! Je ne veux pas de ce “bon Dieu” » et il se pensera très intelligent. Mais non, mes amis, voilà la faute : quand nous faisons nôtre un tel jugement de justice, nous expulsons Dieu du monde, et de notre âme, et nous nous érigeons en juge d’un Dieu abstrait. En revanche, si nous remettons en Dieu le bien et le mal que nous voyons partout dans le monde, nous préparons notre être intérieur à voir Dieu partout présent – et de fait il est omniprésent, puisque Dieu est tout et que nous ne sommes rien, tandis que dans notre jugement de justice, nous devenons tout et Dieu très peu de chose ; il est quelque part, on ne sait où, on est coupé, isolé, seul.

Voilà en quoi le pèlerin hindou avait raison, et saint Basile[11] disait la même chose. On doit habituer notre âme, avant même d’entrer dans la prière perpétuelle, à bénir Dieu partout, et pour tout. C’est pourquoi l’Église commence toujours par les psaumes de louanges.

 

Comment se passe la prière perpétuelle, et comment y entre-t-on ? Comme vous avez pu le voir, soit dans Le pèlerin russe, soit dans La philocalie, on peut, en simplifiant, distinguer trois étapes.

Premièrement, la répétition mécanique. Elle nous permet de nous habituer au nom sacré, elle nous donne une colonne vertébrale, une sérénité. Elle est un premier pas contre la distraction.

Deuxièmement, l’étape mentale. Alors, vous pensez, vous êtes dans cette prière, ce qui donne une très forte pénétration ; plus que de la sérénité, une certaine joie vous est offerte, une sensation de lumière.

Troisièmement, la prière elle-même coule en vous. Cela vient spontanément, d’une manière inattendue, l’effort et l’intelligence s’arrêtent, la prière descend et saisit le cœur. Alors il n’y a plus de parole, il n’y a plus de nom. Le Christ est venu sur la terre pour que l’Esprit entre en nous, pour que nous ne restions extérieurs à toute pénétration sainte, pour que nous remontions à notre source intérieure, laquelle coule toujours en nous.

Attention, attention ! ce ne sont que des schémas ! Voilà pourquoi nous devons avoir recours à des maîtres spirituels. Si vous n’êtes pas préparés, vous pouvez avoir des troubles corporels, des émotions trop fortes ; la joie, le feu intérieur peuvent être si forts que vous ne pourriez les supporter, car on peut être ivre de joie en Dieu. Ici, nous ne pouvons que donner des conseils personnels, individuels, chaque cas étant différent. Certains doivent être freinés, à d’autres il faut conseiller la patience. C’est ce que l’on appelle l’art des arts : la direction spirituelle. Les livres, ici, ne nous apprennent rien, c’est une science traditionnelle. À défaut de père spirituel, il vaut mieux se confier l’un à l’autre.

Mais si la prière perpétuelle est un des chemins les plus courts, il est aussi un des plus difficiles. Pour arriver à l’illumination intérieure, je dirai une chose curieuse : on doit y consacrer beaucoup de temps, non pas beaucoup d’années, mais beaucoup de temps dans l’année, donc dans la journée. Si vous pouvez donner douze heures, vous avancerez très vite ; si vous ne donnez que six heures, vous avancerez moins vite ; mais si vous ne disposez que d’un quart d’heure, est-ce que cela vaut la peine de commencer ? Cela peut choquer quelques moralistes occidentaux qui pensent : « Comment ? La spiritualité dépend du temps ? ». Mais oui ! Car nous sommes encore dans le temps. Il n’y a pas que la science qui dépend du temps ! Je ne dis pas que tout le monde doive attendre le même temps – certains peuvent attendre tel ou tel résultat plus vite que tel autre, mais j’ai rarement rencontré des personnes qui arrivent sans effort et du jour au lendemain. Il y a une évolution spirituelle, un travail spirituel. Quelqu’un disait à Napoléon : « Vous êtes un génie, vous avez gagné la bataille ! ». Il répondit : « Je suis peut-être un génie, mais vous oubliez que j’ai travaillé toute la nuit, tandis que vous dormiez ». De même, dans la vie spirituelle, inspiration et travail doivent aller de pair.

 

Je crois que j’ai trop parlé, n’est-ce pas ? et peut-être serait-il mieux maintenant de me poser quelques questions, parce que je parle à bâtons rompus, je ne fais pas du tout une conférence formelle, je dis ce qui me vient à l’esprit.

Swami Siddheswarananda : C’est le charme de l’esprit, vous êtes inspiré. Est-ce qu’il y a une initiation de la part des starets, comme il est fait allusion par exemple dans Les frères Karamazov de Dostoïevski ?

Père Kovalewski : Étymologiquement, le starets, c’est le vieillard, le sage – la vieillesse pas selon l’âge, mais selon la connaissance. Les starets constituent une branche à part. Cette institution tire son origine de saint Jean l’Évangéliste. La filiation doit être ininterrompue depuis saint Jean. Un starets ne prend pas plus de deux disciples mais, à d’autres, il peut donner des instructions spirituelles. Ces disciples choisis doivent remplir les conditions suivantes : obéissance aveugle ; prière perpétuelle ; révélation des pensées. Par obéissance, il faut entendre obéissance spirituelle et non pas administrative, et cela pour vous libérer, par l’entremise de votre père spirituel, de votre jugement personnel.

Que signifie : la révélation des pensées du disciple au starets ? Il doit s’habituer à confier au starets ce qui est dans son âme. Mais ce n’est pas, à proprement parler, ce que nous entendons par confession (« je m’accuse… ») parce que, lorsqu’un homme s’accuse, il juge alors qu’il ne devrait pas le faire. Il ne doit pas juger, mais dire, parce que l’être humain ment – ce qui n’est pas grave – mais se ment – ce qui l’est plus – et nous brodons à loisir des romans sur notre propre personne, et ainsi nous ne nous connaissons pas. Nous devons d’abord nous connaître nous-mêmes pour connaître Dieu. C’est cela qu’il faut entendre par la révélation des pensées. J’ai quand même vingt ans de prêtrise et je n’ai rencontré qu’un seul homme qui se soit confessé sincèrement. Voyez à quel point il est difficile de savoir qui nous sommes vraiment.

Ces trois conditions remplies, il initie ses deux disciples pour qu’ils deviennent starets après sa mort. Et, grosso modo, leur vie est partagée en deux parties : jusqu’à quarante ou cinquante ans selon le cas, ils sont formés en dehors du monde, c’est leur entraînement ; ils sortent ensuite et donnent des directives spirituelles, des aides, des instructions aux multitudes qui viennent le solliciter. Tel starets recevait jusqu’à mille lettres par jour, auxquelles d’ailleurs il ne répondait pas, parce qu’il connaissait tellement leur contenu, ayant acquis déjà la clairvoyance totale des âmes des autres. Le don de starets n’est pas tellement la capacité de faire tel ou tel miracle, mais la clairvoyance totale de l’âme. Et chaque prêtre reçoit l’embryon de ce don, mais il ne le développe pas. Il ne s’agit pas de satisfaire une curiosité, surtout pas.

Voilà qui est starets, bien qu’il soit quelquefois d’usage d’appeler son père spirituel par ce nom. Pourtant, en fait, c’est très différent, parce qu’il y a de très nombreuses écoles spirituelles. À proprement parler, le starets est celui dont la filiation remonte à travers les siècles jusque saint Jean, et qui prépare à son tour d’autres starets tout en étant au service des foules pour les diriger spirituellement. On raconte à propos du starets Ambroise[12] qu’un jour un théologien réputé dut attendre longtemps que le starets termine un entretien avec une simple femme. Une fois reçu, il dit :

– Mais enfin, de quoi pouviez-vous parler si longtemps avec cette paysanne ?

– Nous parlions d’oies.

– Comment ? D’oies ?

– Mais elle avait des oies malades.

– Tout de même, vous êtes starets !

– Mais pour elle, c’est toute sa vie.

            Alors, voyez-vous, le starets peut parler une demi-heure de maladies d’oies. Cela dépend du niveau de l’âme des gens qui viennent le consulter. Ce n’est pas parce qu’on connaît Dieu, qu’on est dans la joie et qu’on est clairvoyant, qu’on méprise les petites choses. Pour cette paysanne, ses oies étaient tout.

Swami Siddheswarananda : À propos du nom, auquel nous attribuons une grande valeur, comme chez vous, quel rapport faites-vous entre la puissance du nom et le souffle ?

Père Kovalewski : Énorme ! Le souffle même du point de vue technique. Le nom, chaque nom, a une double charge : le verbe, et le souffle ; le sens, et la consonnance. Dans la prière perpétuelle, il faut non seulement prononcer le nom et le saisir mentalement, mais est requise aussi une coordination avec la respiration. De plus, le souffle en soi, le son du nom a une force propre. C’est pour cela que la tradition orthodoxe dit que deux choses transforment, informent l’homme : le nom (le verbe) et le souffle. Il ne faut pas séparer l’un de l’autre et, s’il y a une contradiction, il y a rupture.

Swami Siddheswarananda : N’y a-t-il pas dans cette intégration du souffle à la répétition du nom un climat cosmique ? Quand on parle du souffle, il y a déjà un aspect en dehors du centre humain, passant de cette façon d’un anthropocentrisme à un cosmocentrisme si l’on peut dire.

Père Kovalewski : Oui, c’est juste. Venant de Russie, je peux me considérer un peu, pendant un instant, comme un Oriental, n’est-ce pas ? Alors, je dirai qu’il y a en Occident une crainte trop forte du panthéisme. Pas chez les prêtres, mais chez les théologiens. Sous prétexte que Dieu est inexprimable, ils veulent l’expulser en dehors du monde, au lieu de le voir partout présent. Lorsque j’étais jeune, j’avais la crainte de l’eau froide : mettant mes pieds dans l’eau froide, je trouvais cela si déplaisant que je refusais de me laver – de même il y a cette crainte du panthéisme. Je trouve qu’il vaut mieux pécher par panthéisme que de placer Dieu quelque part, on ne sait où. Dieu est plus près de nous que nous-mêmes, et plus loin de nous que tout. Les Pères disent toujours : Dieu est partout et nulle part, Dieu est tout et rien.

Swami Siddheswarananda : Mon Père, vous avez parlé d’Alléluia. Est-ce considéré comme un mantra ?

Père Kovalewski : Oui, mais rare, très rare. En principe, on peut prendre beaucoup de mantras. « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi » c’est le mantra, pour employer ce terme, le plus répandu, le plus expérimenté. Alors, si on me demande : « Qu’est-ce que vous me conseillez ? » je dis toujours, en matière spirituelle : « Prenez quelque chose de très expérimenté, des fantaisies peuvent vous apporter des surprises » (Rires) Mais quant à dire : « C’est l’unique possible », je n’en sais rien.

            Voici un exemple : un jour, quelques personnes vinrent me trouver afin de recevoir quelques conseils pour faire la prière du cœur ; elles étaient catholiques romaines. À l’une d’elles, un monsieur très actif, très enthousiaste, j’ai dit : « Vous avez le droit de choisir vous-même le nom qui vous servira pour prier, je ne puis vous l’imposer ». Le monsieur, le plus pratique et le plus terre-à-terre, dit : « Je n’ose pas choisir. Je vais prendre le nom le plus usité : Jésus-Christ notre Seigneur, aie pitié de moi ». J’approuvai ce choix. Une dame et un monsieur très mystiques, un peu exaltés, ont immédiatement choisi je ne sais quoi de leur invention : Jésus Marie, Dieu je T’aime – on le peut. Ils eurent d’abord des succès, tandis que l’autre avançait lentement. Mais, deux mois après, celui qui s’appuyait sur une formule classique avançait réellement spirituellement, et les autres avaient beaucoup de doses de confitures d’émotions psychologiques. Ce n’est ni la rapidité, ni la surexcitation qui comptent. Vous savez, on peut facilement se mettre dans des états seconds ! Voilà pourquoi où on doit prendre des noms classiques, qui vous apportent une certaine sécurité. Bien sûr, il y a des exceptions. Comme dans la vie pratique, il vaut mieux suivre un chemin expérimenté par d’autres avec succès, mais si votre chemin est différent, n’hésitez pas ! Il n’y a pas d’obligation, mais il y a une tradition.

  

Swami Siddheswarananda : Comment peut-on, selon vous, voir si l’individu progresse ? La question d’avoir un certificat de la part du public est éliminée quand on entre dans la vie spirituelle.

Père Kovalewski : Dans la vie spirituelle, le vrai progrès est aussi reconnaissable que les couleurs que nous voyons chaque jour. Quand vous avez réellement acquis une chose, vous n’avez besoin d’aucune confirmation à l’extérieur. Maintenant, tout progrès spirituel doit s’accompagner du don de discernement, parce que nous pouvons prendre une illusion pour une réalité. Voilà pourquoi notre Église insiste sur le fait que notre chemin spirituel soit contrôlé par un autre, ou par un père spirituel, ou par un ami. Faire le chemin seul est possible, mais risqué.

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[1] (1905-1970) prêtre puis évêque de l’Eglise orthodoxe. On trouvera une mine d’informations sur ce saint homme grâce au site internet http://www.eugraph-kovalevsky.fr/

[2] Épître aux Galates 2, 20.

[3] Récits d’un pèlerin russe, ouvrage anonyme publié en Russie à la fin du XIXème siècle, est un grand classique de la littérature spirituelle universelle. Il raconte le pèlerinage d’un mendiant qui pratique la philocalie, c’est-à-dire la prière du cœur, qui consiste à répéter avec foi et concentration une même formule d’invocation.

[4] (1754 ou 1759 – 1833) ermite canonisé par l’Église orthodoxe.

[5] Saint Irénée de Lyon, Père de l’Église, deuxième évêque de Lyon (entre 177 et 202).

[6] (296/298 – 373) évêque d’Alexandrie, Père de l’Église.

[7] Saint Grégoire de Nazianze, (329-390), Père de l’Église.

[8] Nom donné à des religieux qui, aux premiers siècles de l’Église chrétienne, sont reconnus pour avoir, par leurs paroles comme par leur exemple, établi la doctrine chrétienne.

[9] Jean de Damas (676-749) moine, théologien, Père de l’Église, saint de l’Église orthodoxe et de l’Église catholique.

[10] Moine, décédé en 406.

[11] (329-379), Père de l’Église.

[12] (1812-1891) canonisé par l’Église orthodoxe russe en 1988.

 

 

                                                                                                                                                                                                                                                              

                                                                                                                                                                                                                        Vedānta 223 - Juillet 2021 

                                                                                                                                                                                                                              

 

 


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