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Vedānta 224 - Swâmi Nityabodhananda - Śrī Kṛṣṇa

 

Swâmi Nityabodhananda

 

Śrī Kṛṣṇa[1]

 

            Aujourd’hui, je vais consacrer cette causerie à vous présenter quelques aspects de Śrī Kṛṣṇa, que vous connaissez pour être l’auteur de la Bhagavad Gītā. J’illustrerai la personnalité de Śrī Kṛṣṇa en vous racontant des histoires extraites pour la plupart du texte du Bhāgavata. Ces histoires sont très importantes parce qu’elles montrent comment Śrī Kṛṣṇa est venu pour donner au peuple, aux Indiens, un enseignement non traditionnel et non conventionnel. D’ailleurs il est bien connu que, à chaque fois qu’une incarnation divine descend, elle vient pour changer le mental, le courant de pensée des gens, pour changer le statu quo, les choses établies.  On pourrait presque dire que l’Église ou la pensée orthodoxe traduit un risque de sclérose et de dégénérescence, et que, souvent, si l’avatar n’était pas venu – comme Śrī Kṛṣṇa – on aurait assisté à une dégénérescence de la société, des rites, de la religion.

En général, on n’étudie que les textes de la Bhagavad Gītā. Or, si on veut comprendre tout l’enseignement de Śrī Kṛṣṇa, il faut bien connaître également sa personne, sa personnalité. Donc il est venu, il a bouleversé cette partie des veda (qu’on appelle les karma kāṇḍa), qui se préoccupe surtout de la partie rituelle, sacrificielle des veda) pour bouleverser le mental des gens, pour bouleverser les habitudes établies, et pour donner un nouvel enseignement qu’on peut considérer comme non traditionnel, non conventionnel. D’ailleurs, il ne faut pas confondre la Bhagavad Gītā et le Bhāgavata […] La Bhagavad Gītā est un enseignement qui se situe dans la plaine de Kurukṣetra ; le Bhāgavata, qui condense l’enseignement de Śrī Kṛṣṇa, a été écrite par le sage Vyāsa, qui a retracé la vie, l’enseignement et de nombreuses histoires qui peuvent être liées à la vie de Śrī Kṛṣṇa.

 

Évidemment, dans toutes les religions, on trouve l’aspect formel et conventionnel. Les rites forment une partie essentielle, la croûte extérieure de la religion, par laquelle on peut exprimer cette religion […], une vérité intérieure. Mais, dès que cette forme commence à prendre trop d’importance, une prépondérance par rapport au contenu, à ce moment-là, il y a un risque de dégénérescence. Lorsque l’on parle de vin, il est évidemment bon d’avoir une bonne bouteille pour le verser, mais ce qui est le plus important, c’est le contenu, non pas le contenant, et dès que l’on donne trop d’importance au contenant, il y a un risque de perdre le sens du contenu.

[…] Il y a un culte pendant lequel on fait un feu, et dans ce feu on verse des offrandes en prononçant des mantras. Ce sacrifice est une des cérémonies essentielles des rites védiques, qui fait partie du karma kāṇḍa, de la partie qui traite des rites et des sacrifices. Cette partie des veda enseignait que par les sacrifices offerts aux diverses divinités, on pouvait obtenir, en échange, tout ce que l’on voulait, le ciel, le paradis, la réalisation, du bétail, une maison, la richesse. Cet échange ne se faisait pas seulement par le sacrifice extérieur mais également en nourrissant les pauvres, en aidant beaucoup de gens, en donnant à manger à ceux qui n’ont pas de quoi etc. Toute cette partie est essentielle dans la religion hindoue, comme partout ailleurs, comme ici aussi. Cependant, si on oublie l’essentiel, il n’y a plus alors de religion, la religion dégénère, disparaît. Et que ce soit dans la vie du Bouddha ou dans celle du Christ, on peut voir comme ils se sont élevés contre toute organisation cléricale, contre tout pharisaïsme, comment le Christ lui-même a flagellé les pharisiens, les a accusés d’avoir masqué la religion. De même Kṛṣṇa a été lui aussi un des plus grands révolutionnaires. Il disait : « Ne faites aucune attention à ceux qui sont venus pour vous promettre les plaisirs, les jouissances. […]

L’essentiel, dans la religion, c’est ce qu’est venu enseigner Kṛṣṇa : l’idée de libération et de réalisation, non pas de salut. Et cette libération ne peut être obtenue par aucune chose de ce monde, aucune chose du monde ne peut donner la libération qui n’est pas de ce monde et ce que donne cette réalisation, c’est une paix qui est au-delà de tout ce qu’on connaît dans le monde. Śrī Kṛṣṇa était donc le plus grand de tous les démolisseurs et des révolutionnaires et, si vous lisez la Gītā attentivement, entre les lignes, vous vous apercevrez à quel point il était révolutionnaire, à quel point il allait contre les traditions et contre les vieilles habitudes trop ancrées et trop enracinées.

Maintenant, je vais vous raconter une histoire qui se situe dans l’enfance de Śrī Kṛṣṇa, lorsqu’il avait cinq ans. Vous savez qu’à l’époque – le kalpa – où il vivait, les gens ne vivaient pas cent ans, comme aujourd’hui, mais jusqu’à deux mille ans. On dit donc que Śrī Kṛṣṇa a enseigné la Gītā lorsqu’il avait cinquante ans mais, en fait, il avait peut-être beaucoup plus. […]

Le petit enfant Śrī Kṛṣṇa avait cinq ans. Son père avait cinq ans et vous savez que son père s’appelait Vasudeva, et Vasudeva s’apprêtait à faire un grand sacrifice, un sacrifice de lait au dieu Indra, qui est le dieu de la pluie. Comme tous les enfants, Śrī Kṛṣṇa se promenait dans la maison, demandant à droite et à gauche ce qu’on faisait, ce qu’on préparait, pourquoi il y avait tant d’activité, pourquoi on voyait tant de gens et pourquoi on préparait une telle fête, pourquoi il y avait tant de lait. On lui a répondu : Indra est là pour faire pleuvoir, il est la puissance derrière la pluie ; et si nous ne lui offrons pas de sacrifice pour faire pleuvoir, il n’enverra pas de pluie, et s’il n’y a pas de pluie, il n’y aura pas d’herbe, et s’il n’y a pas d’herbe, il n’y aura pas de fourrage, et alors rien à donner aux vaches, et s’il n’y a rien à donner aux vaches, pas de beurre, rien à manger. C’est d’ailleurs plus important et plus dramatique qu’on ne peut le penser parce que tout le peuple de Śrī Kṛṣṇa vivait en dépendant entièrement des vaches, les vaches leur donnant tous les moyens essentiels de subsistance. Lorsque le père de Kṛṣṇa lui a dit tout cela, Kṛṣṇa a ri, s’est moqué de lui et lui a dit : « Comment ! Mais ce n’est pas du tout Indra qui fait que la pluie tombe, que les nuages pleuvent ; les nuages pleuvent parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, parce que c’est la nature du nuage de pleuvoir.

Aucun besoin, alors, de faire un rite propitiatoire pour Indra ou pour n’importe quel autre dieu, il n’y a aucun dieu derrière les nuages, le nuage pleut simplement parce que c’est naturel, c’est sa nature de pleuvoir. Le nuage ne peut pas s’empêcher de pleuvoir ». Puis il ajouta : « Va distribuer aux enfants bonbons, bananes et tout ce que tu as préparé ; donne les bananes aux vaches, ce sera beaucoup mieux que de les offrir aux dieux ». Mais le dieu Indra était très en colère de ne pas recevoir de sacrifice, et très malin : au lieu d’empêcher la pluie, il a envoyé beaucoup de pluie, beaucoup trop, à tel point qu’on a commencé à craindre une inondation. Voilà alors que Vasudeva et les adultes viennent voir l’enfant Kṛṣṇa pour lui dire : « Voilà ce que tu as fait ! Nous allons être inondés à cause de toi ! » Or il y avait près de là une colline, la colline de Govardhan, que Kṛṣṇa a pris dans ses bras et qu’il a soulevée pour qu’elle serve d’ombrelle, de parapluie : ainsi toute la pluie s’écoula hors de Gokula, le pays du peuple de Kṛṣṇa.

Tout cela est évidemment une histoire mythique. Mais, dans cette courte histoire toute simple, on trouve le germe d’une idée essentielle, le premier germe de la révolte de Śrī Kṛṣṇa contre les dieux védiques et contre tout rituel, que l’on retrouvera plus tard dans la Gītā, l’idée de svabhāva, svabhāvavada, telle qu’elle est exposée au troisième verset du cinquième chapitre, dans lequel le Seigneur dit que Dieu n’est nullement responsable du bien et du mal qui nous arrivent, ils viennent simplement parce que la connaissance est enrobée d’ignorance ; Dieu, en fait, est tout à fait séparé et n'a rien à faire avec les actions des hommes ou du monde. Le monde se meut de par sa propre loi, ce n’est pas une force extérieure au monde qui fait qu’il se meut dans ce sens-ci ou dans ce sens-là, mais le monde – l’univers tout entier – va selon une loi qui lui est propre sans que Dieu (c’est-à-dire une force extérieure) ait à intervenir.

S’il y a une idée puissante dans le bouddhisme ou dans le vedānta, c’est bien cette idée de svabhāva, l’idée de la nature des choses, des choses telles qu’elles sont, l’idée de l’être des choses – l’être d’une chaise, l’être d’une vache etc. Cette chaise est une chaise non pas parce qu’elle a telle fonction particulière ou telle forme particulière mais parce qu’elle a sa loi qui fait qu’une chaise ne peut pas être autre que ce qu’elle est ; de même pour une vache : il y a derrière la vache cette idée que l’être de la vache se suffit à soi-même, n’a pas besoin d’autre chose pour se définir. Pour ceux qui aiment le zen, c’est là l’idée centrale, l’enseignement essentiel du zen, mais également du vedānta, qu’on trouve déjà exprimée par Śrī Kṛṣṇa. Si les choses vont telles qu’elles vont dans le monde, c’est en vertu d’une loi qui leur est propre, et non pas en vertu d’une loi qui leur est extérieure.

 

Imaginez cet enfant qui à cinq ans est capable d’enseigner une doctrine si puissante sur la nature des choses […], un enseignement aussi profond, aussi difficile, […] bien qu’il ne connût à cet âge rien de Dieu au sens où nous l’entendons.

 

Mais il faut aller maintenant plus profondément. Qu’est-ce que cette nature des choses ? Supposez que quelque chose soit détruit, que par exemple on casse un verre : aussitôt, on ne peut pas se contenter de voir ce verre cassé, on cherche la cause du bris du verre. Or, dès qu’on cherche une cause, on la cherche en dehors de la nature de la chose. Évidemment, on peut trouver un grand nombre de raisons (parce qu’il était posé là, parce qu’il y a eu un coup de vent, parce que quelqu’un est passé, parce qu’il a été mal posé), on trouvera mille et mille raisons, mais jamais on ne trouvera la cause réelle : on trouvera une série de causes, mais jamais la cause ultime, et on ne cherche jamais non plus la cause dans le verre lui-même, jamais on ne va chercher à dire : « Le verre s’est cassé parce que c’était la nature du verre de se casser ». Si un enfant répondait cela, on le traiterait d’impertinent. […]

Si nous cherchons une cause en dehors du verre lui-même, notre investigation est vouée à l’échec, n’aboutira nulle part. Si, au contraire, il y a l’idée qu’il s’est cassé parce qu’il était dans sa nature de casser, il y a alors un début de certitude et l’investigation commence dans la chose elle-même. Ce n’est pas ce qui est extérieur à la chose qui est important ou qui va nous montrer quoi que ce soit de réel concernant cette chose. La vérité doit être cherchée à l’endroit même où le problème se pose. À partir du moment où on accepte, comme une certitude, la vérité que c’est la nature même du verre de s’être cassé, alors l’investigation peut avancer, sinon on ne va nulle part.

Vous savez qu’en Inde, dans l’enseignement traditionnel, le guru dit au disciple, au śiṣya : « Tu es toi-même cela, tu es la vérité », autrement dit il commence par lui donner une certitude absolue, et c’est à partir de cette certitude que la recherche commence, parce que si la recherche commençait avec un doute, avec le doute, il n’y aurait pas de recherche, cela ne mènerait absolument nulle part.

Si on revient au verre cassé, lorsque je dis : « Le verre s’est cassé », ce n’est pas pour donner une loi sur la façon dont les verres se cassent. C’est exactement comme lorsqu’on dit : « Un homme meurt », ce n’est pas une généralité sur la mort, c’est une constatation, simplement une constatation. […] Or, quand il meurt, il y a quelque chose qui ne meurt pas et à partir du moment où cette certitude est établie, il y a une certaine promesse, l’investigation peut commencer. […] Dès qu’on accepte « il est mort parce que c’était sa nature de mourir », on accepte en même temps qu’il n’est pas mort, que personne d’entre nous ne meurt. […]

 

Au deuxième chapitre de la Bhagavad Gītā (versets 42 à 44), Śrī Kṛṣṇa dit : « Aucune conviction d’une nature absolue, aucune résolution, ne peut être formée dans le mental de ceux qui sont attachés aux plaisirs et aux pouvoirs, ceux dont le mental est attiré par des paroles fleuries dépourvues de sagesse, ceux qui sont pleins d’amour pour
les déclarations des veda, ceux qui disent qu’il n’y a rien en dehors des veda, ceux qui veulent le paradis ou renaître avec une meilleure vie comme récompense pour les bonnes actions qu’ils ont faites dans cette vie-ci sur terre ». C’est là une attaque très forte contre cette partie du kāṇḍa, la partie sacrificielle des veda.

Śrī Kṛṣṇa enseigne que pour être libéré, il faut développer la puissance de concentration, et que jamais la puissance de concentration ne sera développée par ceux qui perdent leur temps à écouter les gens qui ne font que répéter ces paroles védiques, qui ne parlent que de sacrifices, qui font de
nombreuses promesses pour la vie sur cette terre et pour la vie au-delà. Il emploie le mot « puṣpita » qui désigne tout ce qui est agréable, tout ce qui est plaisant, tout ce qui est attractif. Ne prêtez pas attention aux gens qui prononcent ces paroles fleuries, agréables, parce que toutes ces promesses – bonbons, chocolats etc. – c’est pour les enfants et ça n’a rien à voir avec la libération. Si c’est la libération que vous voulez, alors laissez cela de côté.

Kṛṣṇa vient donc comme celui qui démolit, qui renverse Indra, et non seulement Indra mais aussi tous les autres dieux védiques, ces dieux qui avaient tous une fonction sur les éléments. […] Quand il s’adresse à ces divinités, Kṛṣṇa dit : « Vous n’êtes que des divinités, des dieux, le seul pouvoir que
vous avez, vous le tenez de Moi et de personne d’autre ».

 

Je vais vous raconter maintenant quatre histoires extraites du Bhāgavata – leur interprétation sera la mienne, mais elles viennent du Bhāgavata. Ces histoires montrent que Kṛṣṇa marque le tournant entre l’époque védique et l’époque moderne. Aux temps védiques, on pensait que les dieux présidaient les divers éléments et que si on ne faisait pas de prières à Indra, on n’aurait pas de pluie, si on ne se rendait pas propice Varuṇa, la mer risquait d’envahir le pays tout entier. Or, non, Kṛṣṇa est venu pour enseigner que c’est dans la nature du soleil de briller, dans la nature de la mer de déferler ou de ne pas déferler sur la plage etc. Inutile d’imaginer un dieu, c’est-à-dire une force en dehors de la chose, de l’élément lui-même, inutile de dépendre du caprice d’un dieu, de dieux qui, après tout, ne sont rien d’autres que des hommes magnifiés ; de même que les hommes ont des caprices, de même ces dieux ont des caprices. Kṛṣṇa vient pour nous libérer de ces dieux, nous libérer de leurs caprices, pour couper court à tous leurs caprices.

Ces histoires très courtes illustrent cette attaque lancée par Śrī Kṛṣṇa contre les sacrifices, contre la partie sacrificielle des veda. Pourquoi ? Non pas contre le sacrifice en lui-même, mais contre l’esprit dans lequel ce sacrifice est fait, parce que, en général, ceux qui faisaient, en cette époque, le sacrifice, oubliaient à qui le sacrifice était offert. Cela rappelle une histoire que racontait Śrī Râmakrishna. Un jour, Latu, l’un de ses disciples, était en train de prier Dieu, tandis que la Sainte Mère était en train de faire cuire des galettes. Śrī Râmakrishna appela Latu et lui dit : « Vois-là, la divinité sur laquelle tu pries et tu médites est en train de faire des japati, tu ferais beaucoup mieux d’aller l’aider à faire la cuisine plutôt que de méditer sur elle ». […]

Voici maintenant la première histoire. Kṛṣṇa, enfant, gardait le bétail, et il avait l’habitude d’être à la tête d’une dizaine ou douzaine de petits garçons. Ils emportaient avec eux la nourriture qu’ils mangeaient l’après-midi, dans la nature, dans la forêt, là où ils étaient. Or, un jour, il oublia de prendre avec lui de quoi manger. Tous avaient très faim. Kṛṣṇa, sachant qu’il y avait auprès de là des brahmanes en train de faire des sacrifices aux divinités, envoya des garçons pour qu’ils demandent de la nourriture, en disant : « Nous avons faim, et vous avez à manger. Sachez que Kṛṣṇa est là ». Les brahmanes, entendant cela, dirent : « Kṛṣṇa ? Qui est Kṛṣṇa ? Qui est ce petit vaurien ? S’il vient ici, nous lui casserons la tête et, de toute façon, nous ne lui donnerons rien. Chassés par les brahmanes, les garçons sont revenus les mains vides, et se sont plaint auprès de Kṛṣṇa, qui leur répondit : « Vous n’êtes pas malins. Ce n’est pas eux qu’il fallait voir, c’est leurs femmes. Allez voir les femmes des brahmanes, elles, elles vous donneront ». En effet, ils trouvèrent les femmes des brahmanes, qui étaient cachées, derrière, un petit peu plus loin, et leur dirent : « Kṛṣṇa est là qui a faim avec des garçons qui ont faim ». Les femmes se sont aussitôt précipitées, car elles ont tout de suite eu conscience de qui était Kṛṣṇa, elles ont tout de suite su que Kṛṣṇa était Dieu en personne, Dieu incarné, et elles ont couru vers lui et les garçons pour leur porter la nourriture et tout ce qu’il fallait. Naturellement, les maris, en bons maris, ont couru derrière leurs femmes. Lorsqu’ils sont arrivés, […] Kṛṣṇa leur dit : « Vous offrez des sacrifices dans le feu, vous jetez du lait et des épices, du riz etc. mais vous ne donnez rien à ces enfants qui meurent de faim. Regardez ces femmes : elles sont pleines de dévotion réelle, elles m’ont reconnu, et elles ont donné à moi comme aux autres garçons tout ce qu’il fallait ». Cette histoire montre qu’il faut donner de l’importance à la dévotion réelle, à celui qui reconnaît où est le Seigneur, où est le besoin.

 

[La deuxième histoire montre] comment Kṛṣṇa a courbé l’orgueil de Brahmā le créateur. […]

Brahmā avait entendu parler de ce garçon, Kṛṣṇa, qui était, paraît-il, quelqu’un de très bien, de très divin. Il dit : « Eh bien, je vais mettre la divinité à l’épreuve » et il décida de voler une dizaine de vaches. Kṛṣṇa, qui était omniscient, savait très bien que des vaches avaient été volées, même si les autres garçons qui s’en occupaient avec lui ne s’en étaient pas aperçu. Lorsque Brahmā vola la dizaine de vaches, Kṛṣṇa, qui était resté assis, bien tranquille, en créa une vingtaine. De nouveau, Brahmā en vole une dizaine – de nouveau Kṛṣṇa en crée une vingtaine. Ce petit jeu a duré un certain temps, jusqu’à ce que Brahmā reconnaisse sa défaite, disant : « Je suis un imbécile, je suis battu » et il s’est présenté devant celui qui l’avait vaincu pour se prosterner à ses pieds et lui dire : « Tu es plus grand que moi ». Kṛṣṇa répondit : « Jusqu’à présent, tu étais bien fier. Désormais, reste tranquille, sois un bon garçon » autrement dit il l’a remis à sa place. Brahmā a sa propre place, la place de créateur, mais il ne faut pas qu’il se croie plus que ce qu’il est.

 

 

Une autre histoire est celle de Varuṇa, le dieu de l’eau et de l’océan. Un jour, le père adoptif de Śrī Kṛṣṇa, Nanda, prenait un bain dans la Yamunā, et vous savez qu’en Inde, lorsqu’on prend son bain, le bain sacré, on ne fait pas comme ici, on plonge complètement sous l’eau, et c’est seulement lorsque l’on a plongé sous l’eau et que l’on ressort qu’on est considéré comme purifié. Au moment où le père de Kṛṣṇa plonge sous l’eau, Varuṇa, présent dans l’eau, décide lui aussi de mettre à l’épreuve la divinité de Kṛṣṇa : il enlève le père de Kṛṣṇa, tout simplement et le cache quelque part, si bien qu’on le croit mort, qu’on croit qu’il s’est noyé. Kṛṣṇa savait très bien qu’il ne s’était pas noyé. Il descendit au fond des eaux, là où Varuṇa l’avait caché, dans son palais, qui se trouve bien plus profond dans l’eau que les fonds de l’Océan Pacifique. Une fois arrivé, Kṛṣṇa s’adressa à Varuṇa : Où est mon père ? » Varuṇa n’en revenait pas, et il répondit : « Comment se fait-il qu’un simple mortel comme Kṛṣṇa ait pu descendre au fond des eaux ? », et il comprit aussitôt à qui il avait à faire. Comme Brahmā, il dit alors : « J’ai eu tort de me conduire comme je l’ai fait » ; Kṛṣṇa répondit : « Qui es-tu ? La seule puissance que tu aies, tu la tiens de moi, ton père ».

 

 

La [quatrième] histoire concerne le dieu du feu, Agni. Un jour, alors que Kṛṣṇa gardait ses vaches avec ses camarades, un grand feu se déclara dans la forêt, qui effraya tout le monde. Évidemment, ce n’était pas un vrai feu, mais personne ne pouvait le savoir, sauf Kṛṣṇa. La forêt était en flammes et les flammes s’approchaient de plus en plus. Tout le monde – les garçons, les hommes, les animaux – vint se réfugier aux pieds de Kṛṣṇa […]. Le feu avait beau s’approcher et avait beau tout essayer, il ne parvint pas à brûler l’endroit où se trouvaient Kṛṣṇa et tous ceux qui s’étaient réfugiés auprès de lui. Le feu finit par comprendre qu’il avait affaire à plus fort que lui ; jusqu’alors, rien ni personne ne lui avait résisté, il avait toujours brûlé tout ce qu’il voulait, tout ce qui pouvait être brûlé mais, là, il n’avait aucune prise, il ne pouvait pas brûler la réalité de Kṛṣṇa. Agni s’est alors prosterné devant Kṛṣṇa et lui dit : « Tu es plus grand que moi, je n’ai pas pu te brûler ».

Il en a été ainsi pour tous les grands dieux védiques, ces grands dieux qui symbolisent les fonctions naturelles. Cette élimination des dieux védiques montre le passage de la conception de dieux multiples à la conception d’un dieu unique.

Je vous ai déjà raconté ici une anecdote sur une incarnation de brahman (non pas Brahmā, mais la réalité suprême) qui, pour montrer aux dieux qu’ils avaient bien torts d’être fiers, avait amené un brin de paille et avait demandé à l’un de le brûler, à l’autre de le faire envoler etc. Aucun n’y étant parvenu, brahman leur avait enseigné que c’est de lui que les divinités présidant aux divers éléments tiraient leur puissance.

 

Toutes ces histoires sont tirées des Purāṇa, elles ne sont pas de moi, je n’y ai rien ajouté, sauf peut-être un mot par-ci par-là ; mais l’interprétation que j’en donne est la mienne.

Que dit Kṛṣṇa dans la Gītā ? Ce qu’aucun autre dieu ne dit. Il dit : « Offre-moi n’importe quoi, ce que tu veux, quelque chose, n’importe quelle chose, n’importe quoi, ça m’est égal, que ce soit de l’eau, des fleurs, un fruit, du moment que tu l’offres avec dévotion car, ce qui compte, c’est ta dévotion, ton mental pur, c’est le cœur pur qui compte. Purifie donc le cœur, purifie le mental, car ce qui est important dans ce qui est offert, c’est l’esprit dans lequel l’offrande est faite, le cœur avec lequel elle est faite ».

Quel est le but, le dessein de Dieu, d’un dieu réel ? C’est de nous rendre meilleurs. Dès que nous sommes devenus meilleurs ou parfaits, il n’y a plus de nécessité pour un dieu quelconque. Tel est le sens même de l’enseignement de la Gītā et de Kṛṣṇa. Il met tout l’accent sur la purification intérieure, la purification mentale, qui est le chemin vers la libération.

Cela montre que Kṛṣṇa est venu pour nous enseigner une religion de liberté. Kṛṣṇa peut avoir existé ou non, il peut avoir été un personnage historique ou non, cela n’a aucune importance. Mais le seul fait qu’il existe quelqu’un, qu’il existe un mental ou un esprit collectif, qu’il existe un peuple qui a été capable d’imaginer un personnage tel que Kṛṣṇa est signe que cette personne, ce mental, cet esprit ou ce peuple est un grand génie.

Personnellement, cela m’est bien égal qu’il ait existé ou non. Il y a eu, simplement, en Inde, la nécessité de sortir de la religion rituelle, conventionnelle, faite de sacrifices et inhibée par des habitudes trop profondément ancrées pour entrer dans une religion de liberté. […] Pourquoi de liberté ? Parce que, comme l’enseigne la Gītā, le plus grand des dieux, la plus grande divinité, la seule divinité, c’est celle qui est dans le cœur de l’homme. Aucun dieu, autre que Kṛṣṇa, n’aurait osé dire cela : si un dieu l’avait dit, du même coup, en tant que divinité particulière, il se serait évanoui, il aurait cessé d’exister.

 

Quant à nous, si nous devenons advaïtins, si nous prenons la position de l’advaita, qu’advient-il des dieux et des divinités ? Il n’y a plus alors personne pour les servir, personne pour s’occuper d’eux, et ils perdent toute réalité. Kṛṣṇa est le dieu parfait. Quel est le but du dieu parfait ? C’est de creuser sa propre tombe. Le grand dieu, le seul maître, c’est celui qui enseigne aux disciples qu’ils sont son égal, que lui et le disciple ne sont qu’une seule réalité.

Voilà l’interprétation que je vous donne de ces petites histoires tirées de la mythologie.

 

 

 

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[1] Conférence donnée à Gretz le 30 septembre 1956.

 

 

 

 

 

 

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