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Vedānta 225 - Etat de rêve et sommeil profond Swâmi Siddheswârananda et Dr Godel

 

 

 

 


ÉTAT DE RÊVE ET SOMMEIL PROFOND

Swâmi Siddheswârananda et Dr Godel[1]

20 juillet 1954

 

 

Dr Godel : J’essaie de me souvenir du dialogue entre Julian Huxley[2] et moi, à Beyrouth… Huxley m’a dit : « Qu’est-ce que l’Inde peut vous apporter dans ce domaine ? » Je lui ai rappelé que, non seulement l’Inde s’est intéressée durant des siècles et même des millénaires aux techniques du yoga mais que, dans une direction tout à fait distincte et qui n’est pas nécessairement associée au yoga, des générations successives – je n’ose pas dire « de sages », parce que le sage est en dehors de toute génération – mais d’hommes ont été éclairées par cette unique sagesse qui, bien qu’exprimée de diverses façons par ceux qui l’ont exposée, a prévalu en Inde et n’est pas éteinte. Il s’agirait donc d’essayer de rencontrer un homme qui puisse exprimer, autant qu’il est possible de le faire, cette vérité métaphysique.

 

 

 

Mais comment pouvons-nous essayer d’approcher le problème de la vérité métaphysique, s’il est entendu qu’elle est informulable, qu’elle dépasse toutes les possibilités verbales et toutes les possibilités – comment pourrais-je dire ? -, d’expression intellectuelle ? Si elle dépasse tout cela, comment pouvons-nous l’approcher ? Nous ne pouvons l’approcher ni par la dialectique, ni par l’observation scientifique. (C’était les objections de Julian Huxley).

Alors j’ai répondu : peut-être pourrions-nous essayer de comprendre ce que le sage (je parlais dans les termes qui correspondaient au niveau de notre entretien), ce que le sage aurait à nous enseigner sur son expérience.

 Nous avons alors parlé de ce qu’était, dans la tradition indienne, le jīvan-mukta, le libéré vivant. Évidemment, cette conservation avait quelque chose, non pas d’irrationnel, mais de déraisonnable. Je m’en suis bien rendu compte lorsque, ayant rencontré Sri Krishna Menon[3], je lui ai posé des questions directes sur cette appellation de jīvan-mukta. La première chose qu’il m’a dite est que ce nom est une contradiction dans les termes : jīva (la personne) et mukta (libéré), cela ne peut aller ensemble ; ce n’est pas la personne qui est libérée.

                                                                                                                                                                                                                        

Swâmi Siddheswârananda : Exactement ce que j’ai dit du titre de votre livre Expérience libératrice : c’est une contradiction.

Dr Godel : [C’est une contradiction] si on emploie le mot « expérience » dans son sens strict. Je ne sais pas quel serait en sanskrit l’équivalent de ce mot.

Swâmi Siddheswârananda : anubhava

Dr Godel : Comment pourrait-on traduire d’une façon plus appropriée dans une langue européenne ? Parce que « expérience » comporte l’idée, la notion d’extériorisation.

Swâmi Siddheswârananda : Justement, il y a extériorisation. Chaque expérience est une extériorisation : à une chose qui était cachée, vous donnez libre cours.

Dr Godel : Donc qui s’exprime dans l’expérience. Mais est-ce que dans l’expérience, elle ne se limite pas ?

Swâmi Siddheswârananda : Chaque définition est une limitation.

Dr Godel : Dans sa pureté intégrale, à sa source même, cette expérience n’est pas expérience.

Swâmi Siddheswârananda : Oui, c’est pourquoi on utilise le terme pratīka anubhava. Ce que vous dites est tout à fait bien. Le professeur Radakrishnan traduit cela « direct intuition ». P.S. Sastry dit « higher immediacy ». […] C’est immédiat. Je suis en train de vous voir… Toute la notion d’unité de perception. Ce n’est pas morceau par morceau, c’est une totalité, pas une totalisation. Pour exprimer cela, on a le terme pratīka. Quand on parle d’expérience, il y a extériorisation. On est pris dans un dilemme.

Dr Godel : Les questions posées par Julian Huxley ne peuvent pas recevoir une réponse en termes corrects parce qu’il se base, se maintient avec une certaine obstination sur le niveau phénoménal. Par conséquent, il veut une référence qui soit fidèle à la vérité mais qui, en même temps, l’autorise à s’établir sur un système phénoménal. Un système est limitatif… C’est incompatible.

Swâmi Siddheswârananda : En tant qu’homme de science, il veut démonstration.

Dr Godel : Et démonstration objective.

Swâmi Siddheswârananda : Est-ce qu’il y a opposition entre les deux frères, Aldous[4] et Julian Huxley ?

Dr Godel : Oui, à l’origine. Les recherches d’Aldous, dans le domaine spirituel, ont provoqué chez Julian une certaine réprobation. Il me disait : « Je ne vois pas pourquoi mon frère veut donner un caractère de réalité plus grand à ce qui transcende le monde éphémère qu’aux formes, car c’est ce qui constitue ce monde. J’ai passé ma vie à examiner le monde des formes, à l’examiner sous tous les aspects possibles, et puis on vient me dire que ce monde de formes n’existe pas, qu’il est māyā  ».

Swâmi Siddheswârananda : Malheureusement, Max Müller et Deussen ont donné libre cours à cette idée de māyā comme illusion ; c’est très difficile de retirer cette idée, maintenant. Si on peut lui faire comprendre que māyā n’est pas illusion mais confrontation avec les faits, Julian Huxley, l’homme de science, peut accepter cela.

Dr Godel : Julian Huxley ne disposait pour la rencontre que de deux heures. Malgré tout, il a obtenu entière satisfaction sur tous les points, sauf en ce qui concerne le débat sur les trois états. En particulier sur l’état de rêve et l’état de vigie, veille. Julian s’est déclaré incapable de suivre. Sri Krishna Menon montre qu’il est impossible à un homme qui s’éveille de revivre authentiquement son rêve.

Swâmi Siddheswârananda : Il a le souvenir.

Dr Godel : Oui, mais ce souvenir comporte une optique différente. Quand nous sommes réveillés, nous essayons de retrouver les éléments, nous reconstruisons. Par exemple, je rêve que je suis empereur. J’incarne bel et bien cette personnalité dans le monde du rêve, autour de moi se trouvent des gens distincts de moi qui sont mes courtisans.

Swâmi Siddheswârananda : J’attaque ! Imaginez, vous êtes Julian Huxley, vous êtes biologiste, vous avez fait, hier, du travail en laboratoire. Vous reportez aujourd’hui, dans votre travail, le fruit de ce que vous avez suivi avant. Vous vivez cette expérience par le souvenir.

Dr Godel : Est-ce que je la vis, ou est-ce que je me réfère à cette expérience passée ?

Swâmi Siddheswârananda : Quand je dis « je vis », c’est de la même manière que vous étiez à Saint-Cloud à midi, vous êtes à Gretz à six heures : il y a une continuité de perception. 

Dr Godel : Oui, ou bien il y a une série d’intersections, de discontinuités qui font que je ne suis jamais le même personnage exactement. Ce n’est pas moi qui me suis trouvé à Saint-Cloud. De même, celui qui est en train de rêver, qui s’établit dans son rôle, qui incarne véritablement ce rôle, lorsqu’il s’éveille et qu’il évoque le souvenir de ce rêve, il s’objectifie lui-même.

Swâmi Siddheswârananda : Comme fait dans son laboratoire l’homme de science. Je rêve et je fais des références. Et quand je dis, je revis, je suis en dehors de ce royaume du rêve, mais j’ai une intuition directe. Cela ne passe pas par un intermédiaire. Il n’y a pas un chaînon qui est tranché en moi, c’est moi-même, le moi qui parle. Il n’y a pas un trait d’union qui relie hier et aujourd’hui, je vis l’empereur de mon rêve par référence.

Dr Godel : Oui, mais quand vous visualisez. Par exemple, ce soir, vous revivez un rêve que vous avez fait hier. Le personnage de rêve que vous représentiez est maintenant sur scène devant vous, comme projeté hors de vous.

Swâmi Siddheswârananda : Ce n’est pas nécessaire d’aller chercher l’exemple de mon rêve d’hier. Même maintenant, quand je vous parle, il y a l’objectivité.

Dr Godel : Vous vous objectifiez si vous vous voyez, si vous avez de vous-même une vision. Dans ce cas-là, vous êtes objectif pour vous-même.

Swâmi Siddheswârananda : J’ai mangé de la confiture d’orange : quand je vois cela, il n’y a pas une scission.

Dr Godel : Quand l’acte est terminé et quand on l’évoque, on est évidemment hors du personnage qui s’est tenu dans l’acte.

Swâmi Siddheswârananda : Juste comme vous avez parlé une seconde avant. C’est la même chose. C’est pour cela qu’on dit que l’instant est insaisissable.

Dr Godel : Mais, dans l’instant où vous vous exprimez, dans cet instant même, dans l’instantanéité de l’acte, à ce moment-là, vous n’êtes pas objectif pour vous-même.

Swâmi Siddheswârananda : C’est pratīka, dans le sens de connaissance de la vérité. Cette vérité ne fait jamais défaut. Elle a toujours été là ; même « a été » n’est pas le terme correct. Ce n’est pas dans le passé. […] C’est immediacy of perception. Quand je revis mon rêve, je suis en contact avec mon souvenir. Ou quand je vous parle, quand je vous vois. Il n’y a même pas contact, parce qu’il n’y a pas de trait d’union, de coupure, de hiatus entre vous et moi quand je vous vois. Quand on dit qu’il y a des particules qui sortent de vous et qui me touchent etc., tout cela, ce sont des théories.

Dr Godel : Quand vous parlez de votre expérience de rêve, vous-même vous évoquez une image.

Swâmi Siddheswârananda : Non. L’objet, le point de repère – ce micro et moi, cet auditoire et moi, ce n’est que quand l’intellect divise. Mais dans l’immediacy of perception, il n’y a pas le point. Vous et moi, ce n’est qu’une totalité. Dans l’immediacy of perception, le rêve en vous est une unité. Tout est présent, le soleil, les arbres, les choses. Ce n’est qu’une perception. Et sans second. Alors quand je parle, le rêve, ce que j’ai vu, tout cela est l’immediacy of perception. L’idée que vous et moi nous sommes séparés etc. ce n’est qu’une construction, un artifice de l’intellect. Même dans mon champ de vision, toutes les choses sont là. De la même manière, en même temps que vous parlez avec moi, vous pensez à un malade à Ismaïlia. Dans votre champ de perception mentale, tout est là. Alors, nous vivons le rêve dans l’intégralité de la vision totale.

Dr Godel : J’ai quelque chose à ajouter. Si vous parlez du rêve dans ces termes, c’est-à-dire dans l’unité et l’intégralité totale, dans l’immediacy, vous n’êtes plus dans le rêve. Il n’y a plus aucune discrimination. Vous ne pouvez plus déclarer que tel phénomène appartient à l’état de veille ou à celui de rêve.

Swâmi Siddheswârananda : C’est la pierre d’achoppement. Sur un premier plan, il y a cette vérité de l’immediacy of perception. Après, l’intellect commence à diviser (c’est ce que l’on appelle l’erreur congénitale) dès que l’enfant vient au monde. C’est anādi, ajñāna, avidya : automatiquement, mon attention se glisse dans mille petits objets – c’est un réflexe congénital. Sur un deuxième plan, où nous sommes : le commerce et le trafic ordinaires de notre vie, le plan du souvenir – souvenir que j’ai mangé de la confiture d’orange, souvenir que j’ai parlé avec vous, tout est devenu souvenir. Mais où est l’instant présent ? Nous ne pouvons pas le toucher, il est comme une pointe d’épingle, sans dimension ni épaisseur, ni profondeur. Mais nous sommes toujours dans ce point (qui n’en est pas un) qui est la perception immédiate. En même temps nous créons l’artifice qui consiste à se rappeler un souvenir.  […] Par exemple, j’ai rêvé que j’entends la musique d’un raga composée à Madhura par un très grand musicien. Maintenant, c’est un souvenir, et alors j’intensifie : si j’ai une très grande possibilité de concentration et d’imagination poétique, je peux entendre et voir tous les gestes, tout le monde qui était là. Je recrée le rêve. Ce n’est pas exactement tel que je l’ai vécu, mais avec la base essentielle de ce que j’ai rêvé. Je suis dans un état de somnolence, alors je peux revivre mon rêve.

Dr Godel : Donc vous recréez votre rêve, mais ce n’est pas une réplique rigoureuse.

Swâmi Siddheswârananda : Aucune expérience n’est réplique.

Dr Godel : Ce que je voulais dire par le fait qu’on n’est jamais le même homme, la même personnalité, mais que c’est le même être, la même individualité, les mêmes yeux, la même conscience. La conscience ne change jamais.

Swâmi Siddheswârananda : Nous sommes tombés d’accord. Maintenant on peut poser des questions.

Gilbert : Ce qui m’étonne, c’est qu’un homme de science puisse avoir des arguments aussi pauvres.

Dr Godel : L’homme de science a toujours des arguments très pauvres, il est loin d’être un sage. L’homme de science a beaucoup plus de mal que vous n’en avez-vous-même à vous rendre à l’évidence. Il a des idées toutes faites, des convictions à priori. Il demande des explications, par exemple que le sommeil profond lui soit expliqué.

            Une fois, nous avons posé à Sri Krishna Menon cette question : comment sort-on et comment entre-t-on dans le sommeil profond ? Il a répondu : Vous êtes toujours dans le sommeil profond.

Swâmi Siddheswârananda : Cela me rappelle une histoire. Nous avions, une fois, une grande discussion à Mysore ; il y avait là une querelle de famille à laquelle toute l’Inde participait – c’était à la cour du Rajah de Mysore – une discussion sur le sommeil profond et le samādhi. Il y avait un pandit qui a dit une chose extrêmement intelligente. Il a dit : « Le sommeil profond, on peut y croire seulement sur la parole des Écritures ». Tout le monde a répondu : « Non, le sommeil profond est une expérience ». Alors il a dit : « Si on dit “expérience”, l’expérimentateur doit être là ; l’expérimentateur n’est jamais là ». Alors mon professeur, M. Subrahmanya Iyer[5] a dit : « Quand on parle du sommeil profond, c’est une notion de cause. L’état de veille est une chose concrète, l’état de rêve une chose subtile, et le sommeil profond est un état causal, n’est-ce pas ? Mais il n’y a pas d’expérience de la cause. La Bible a dit très pertinemment que celui qui voit Dieu meurt. On peut voir l’effet, mais on ne peut pas voir la cause. David Hume fut le philosophe qui pensa le plus profondément ce problème. Il était d’avis que la causalité est une fonction de l’esprit, une catégorie de l’esprit. Nous ne connaissons pas la cause, nous ne connaissons que l’effet. L’instant présent n’est que la réalité. Jamais nous ne pouvons voir à la fois le coton et le tissu, voir ensemble le microbe et la maladie. Mais nous sommes toujours dans le sommeil profond, l’instant, l’immédiateté. Il n’y a pas de différence entre forme et formel, nous sommes toujours en turīya.

Dr Godel : Alice[6] avait dans son enfance une certaine opposition pour tout ce qui a un caractère très religieux. Elle a demandé à Sri Krishna Menon si elle devait s’astreindre à la méditation. Il a dit : « Vous êtes toujours en méditation ». […]

Swâmi Siddheswârananda : Pas besoin de sādhana !

Dr Godel : C’était une boutade. Il ne faut jamais prendre à la lettre l’enseignement d’un sage. Un sage n’a pas de doctrine. Quand il énonce une parole, ce peut être une boutade, une ironie, un choc ou un enseignement très profond. Ce n’est jamais un système.

Swâmi Siddheswârananda : Dès que vous avez un système, vous êtes perdu dans la māyā. La philosophie montre toujours la contradiction, comme la Gītā, dans le chapitre IX, versets 4 et 5[7]. Vous voyez, il y a un enseignement pour l’intelligence et pour l’esprit, qui ne comprend pas la causalité. Mais il y a toujours besoin de cause. Si vous dites : « il n’y a pas de cause », le monde sera fâché, les gens veulent trouver une cause pour la guerre, etc. Nous avons eu de longues discussions à ce sujet avec M. Fouaret à la Sorbonne. Quelqu’un entre au milieu d’une conférence et le public est distrait. M. Fouaret dit : je vois la cause de cette perturbation, c’est cette personne qui est entrée. C’est extrêmement difficile à réfuter : il dit qu’il voit la cause et l’effet ensemble. J’ai essayé de lui faire comprendre, mais je manque du vocabulaire nécessaire. La personne qui est entrée, c’est, au moment où vous l’avez vue, une vision. Après, vous voyez la salle distraite : c’est une autre vision. Vous faites la relation mentale, causale. Mais il n’y a pas les deux facteurs ensemble en même temps. Par exemple, vous êtes en train d’examiner un malade, vous voyez qu’il a la malaria. Vous devez isoler le microbe et vous voyez le microbe de la malaria. Si vous introduisez ce microbe dans un corps sain, vous produisez de la température ; vous le retirez, il n’y a plus de température ; mais vous ne voyez pas les deux en même temps.

Dr Godel : Le germe est accusé d’être la cause de l’infection, mais je peux aussi bien dire que l’organisme qui répond est également une cause.

 

Swâmi Siddheswârananda : Dans la vie ordinaire, la notion même de la cause forme une partie même de notre manière de vivre. Si vous demandez : « Quelle est cette notion de cause ? », cette notion de cause est māyā .

Dr Godel : Est-ce qu’on ne peut pas rattacher ce mot de māyā  à son étymologie : mesure ?

Swâmi Siddheswârananda : Māyā est ya (ce qui) et ma (toujours en mouvement) : ce qui est toujours en mouvement.

Dr Godel : À propos du sommeil profond, est-ce qu’on ne pourrait pas l’examiner un peu comme à la lumière de l’expérience même ? Mais si nous examinons ce qui se passe quand on est sur le point de s’endormir, qu’on pose la tête sur l’oreiller avec l’espoir de verser dans le sommeil paisible (je n’emploie pas le terme de sommeil profond), on perçoit un amincissement de toutes les sensations, qui deviennent de plus en plus ténues. On croit que les fonctions mentales s’engourdissent, mais il n’en est rien. Elles s’atténuent, et leur force d’action dans le champ de conscience diminue. Mais on peut ajouter une chose, c’est que plus s’amenuise la pensée et plus la sensation d’apaisement, de calme et presque d’euphorie augmente. Il semble donc qu’il y ait relation entière entre le degré d’apaisement, de tranquillité, d’euphorie, et l’intensité de la pensée. Et puis enfin, il arrive à beaucoup de personnes l’impression qu’elles tombent dans un trou au moment où elles vont s’endormir.

Swâmi Siddheswârananda : J’ai presque chaque jour cette impression ; si je ne l’ai pas, je ne peux pas dormir ; si ce hiatus arrive, j’ai la sensation que je vais dormir.

Dr Godel : C’est extrêmement intéressant.

Swâmi Siddheswârananda : Levez la main, ceux qui éprouvent aussi cette sensation. (Presque tout le monde lève la main.)

Dr Godel : Eh bien, à quoi correspond cette chute dans le trou ? Qu’est-ce que le sommeil profond ? C’est le néant, c’est le trou, le vide, la mort, tout ce qui est négatif. Si les fonctions mentales cèdent à l’invitation qui leur est donnée de retourner à leur source et de réaliser leur nature de pure conscience, ce qui auparavant était néant, trou, chute, devient plénitude.

Mme Godel : Il y a ce sentiment de plénitude au réveil.

Swâmi Siddheswârananda : Docteur, il y a un très grand point à rappeler. C’est l’expérience de presque chaque personne. Nous avons parlé de l’état de veille, après, hiatus, trou ; après, on ne sent plus rien, et le matin, quand on s’éveille, il y a plénitude. Selon mon professeur, M. Subrahmanya Iyer, personne n’a, jusqu’ici, pu dire quand l’état de veille a changé en état de rêve, ni quand une vibration corticale a changé en pensée, en idée. Une vibration corticale, c’est une vibration physiologique. À quel instant précis cette vibration corticale est-elle devenue une idée ? À quel point le riz non cuit est devenu cuit, le fruit non mûr est devenu mûr, l’état de veille a changé en état de rêve ? Il n’y a pas ce point, parce que nous sommes toujours dans le tout ; et c’est pour démontrer l’illégalité de notre pensée intellectuelle, par laquelle nous divisons en état de veille, de rêve, de sommeil profond. Bien, j’accepte l’état de rêve, j’ai l’expérience du souvenir. Mais comment est-ce que j’ai traversé d’un compartiment dans l’autre, du premier compartiment dans le deuxième ? Dans le train, il y a le soufflet qui réunit les deux.

Dr Godel : J’ai observé une grande quantité de malades ; il m’est arrivé de les réveiller soudainement pendant qu’ils dormaient et de leur demander de parler de ce qu’ils étaient en train de vivre. Beaucoup ont le sentiment qu’ils sont en plein rêve mais, en même temps, ils savent qu’ils rêvent. J’ai cherché à demander à quelqu’un comment il entrait dans le rêve, s’il pouvait saisir l’instant où il passait dans le rêve. Il ne pouvait pas.

Swâmi Siddheswârananda : La notion de temps pour l’état de veille et pour l’état de rêve, c’est deux catégories différentes.

Dr Godel : Mais est-ce qu’il n’y a pas un état hybride ?

Swâmi Siddheswârananda : Pour cela, il y a deux mots en français et en anglais : rêve et rêverie. […] On dort, on se réveille pour un petit besoin, on se rendort, on continue de rêver.

Dr Godel : L’instant où le rêve finit est abrupt. Celui qui rêve qu’il est dans une maison qui brûle et qui se réveille, pour lui, l’obsession tyrannisante du rêve est finie. Il m’est arrivé de faire un cauchemar, de me rendre compte que c’était un cauchemar, et puis ensuite d’en être délivré, c’est-à-dire de ne plus le subir. C’est une question passionnante, au point de vie de l’examen critique. Qu’est-ce qui fait que, durant le déroulement même du rêve, il se peut qu’on soit possédé par ce rêve, pris dans la trame, puis un instant de lucidité vous vient, on dit : « Non, c’est un rêve » puis de nouveau on est repris par le rêve ?

Swâmi Siddheswârananda : Je vais vous donner un cas, comme vous êtes docteur : je suis dans un état normal, puis je deviens neurasthénique et je commence à avoir des visions, à voir des personnes que vous ne voyez pas. Il y a dix jours une dame très gentille était là et elle m’a dit : « Swâmi, quand vous parliez, les sages de l’Inde sont venus auprès de vous ». Alors, dans l’état de veille, elle voit moi, Mammaji, tout le monde et, en même temps, les sages de l’Inde. Je ne peux pas lui dire que pour moi, c’est une hallucination. Il y a le cas de personnes qui peuvent avoir et intégrer de visions dans la vie ordinaire. Peut-être ai-je pris un peu de haschisch ou de vin : alors je vois tout le monde et, en même temps, je vois des choses que tous les autres ne voient pas. Alors, même dans l’état ordinaire, deux états peuvent être transposés, comme deux photographies prises l’une sur l’autre. Même dans notre état de rêve, nous avons des expériences ; alors, pendant le rêve, vous pouvez sentir que vous êtes éveillé et en même temps, vous rêvez. Nous numérotons les expériences : 1, 2, 3, 4, passé, présent, avenir ; et quand je vois une chose que les autres ne voient pas, vous dites : c’est une hallucination ; ou les visions, dans le cas de Râmakrishna, ou de ceux qui ont une grande lucidité : ce sont des visions sur le plan occulte – mais c’est très dangereux de parler sur le plan occulte.

Dr Godel : Je me pose la question suivante : quand un physicien examine au microscope électronique un certain spectre de cristaux, lui seul et ses collègues (en assez petit nombre) peuvent lire ce cliché et y donner une certaine signification. Par conséquent, il ne peut pas en appeler au témoignage des autres. Ce n’est pas une hallucination, et pourtant cela lui est particulier. Ce n’est donc pas parce qu’on est seul à voir une chose qu’elle est irréelle.

Swâmi Siddheswârananda : Mais, dans le cas hallucinatoire, il y a les antécédents des personnes, la façon dont vous voyez le sujet se comporter dans la vie ; vous avez un moyen de percevoir, d’interpréter les phénomènes que nous n’avons pas.

Dr Godel : Est-ce que nous ne pouvons pas dire que chacun a une vision particulière ?

Swâmi Siddheswârananda : Je crois que les gens voient d’une façon qui leur est personnelle, et cependant il y a une base identique.

Dr Godel : Nous avons tous quelque chose en commun. Mais quand nous en venons à examiner de près les points sur lesquels nous sommes d’accord, le désaccord commence.

 

 

Swâmi Siddheswârananda : Dès que nous commençons à fixer l’infixable, ce que nous ne pouvons pas numéroter, nous commençons à numéroter. Et dès que nous commençons à numéroter, c’est comme ce que vous avez écrit dans votre chapitre Le sage et le psychologue, chacun a une perspective différente.

Dr Godel : Exactement, et si nous voulons être pleinement d’accord, il nous faut nous référer, en quelque sorte nous établir sur ce centre de référence qui est un pour tous.

 

 

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[1] Roger Godel (1898-1961), tout à la fois médecin (cardiologue) et philosophe, s’intéressa autant à la philosophie grecque qu’à la philosophie indienne (il fréquenta notamment Ramana Maharshi et Krishna Menon). Il est l’auteur d’un ouvrage qui a eu une grande audience, Essai sur l’expérience libératrice, publié en 1952 par les éditions Gallimard, et préfacé par Mircea Eliade.

[2] Julian Huxley (1887-1975), biologiste, premier directeur de l’Unesco (1946-1948) et fondateur du WWF (Fonds mondial pour la vie sauvage) en 1961.

[3] Sri Krishna Menon Atmânanda (1883-1959), maître du jñāna yoga et de l’advaita vedānta.

[4] Aldous Huxley (1894-1963), écrivain, connu du grand public pour son roman Le meilleur des mondes et pour Les portes de la perception. Il fut ami avec Krishnamurti, et connut Swâmi Prabhâvananda.

[5] Subrahmanya Iyer (1869-1949), de l’université de Mysore, et professeur de philosophie du maharajah de Mysore. Paul Brunton a recueilli de nombreuses notes tirées de l’audition de ses cours ou d’entretiens qu’il a eus avec lui. Il est l’auteur, entre autres, de La philosophie de la non-dualité.

[6] Alice : c’est-à-dire Madame Godel.

[7] « Tout ce monde est pénétré par Moi en ma forme non-manifestée. Tous les êtres demeurent en Moi. Je ne suis pas en eux. Et même les êtres ne demeurent pas en Moi. Vois mon yoga divin. En étant leur source et leur support, mon ātman ne réside pas en eux. »


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