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Vedānta 225 - A. KRISHNASWAMY IYER - Apparence et réalité - Veille, rêve et sommeil profond

 A. KRISHNASWAMY IYER[1]

 

Apparence et réalité

Veille, rêve et sommeil profond[2]

 

  

            L’ego-complexe, qui inclut le corps physique, le mental et les sens, aussi bien que le monde extérieur présenté dans [l’expérience du rêve et l’expérience de la veille] sont particuliers et distincts de chacun de ces états. Cependant nous sommes capables d’avoir l’intuition du rêve comme étant sans aucun doute un état de conscience qui donne lieu à la mémoire : « J’ai rêvé ». Nous nous référons, dans les deux états, par analogie, au passé des états de veille de l’ego qui est approprié au présent ego. « Lorsque j’étais jeune, j’aimais beaucoup nager ». Dans cet acte de mémoire, j’identifie l’ego de ma jeunesse avec celui de mes dernières années, malgré le fait que dans de nombreux aspects, il n’y ait rien de commun entre les deux conditions. Le temps, le lieu, les états mentaux, le corps et la nature extérieure sont entièrement différents.

Cependant, si la mémoire doit retomber sur quelque principe ayant persisté à travers tous ces changements, que peut-il être d’autre que la conscience sans changement qui a adhéré à l’ego à travers toutes les transformations de ses contenus ? De même, entre le rêve et la veille, quoique tout le reste puisse avoir changé, il doit cependant persister, inchangé, un lien de coordination. Ce lien peut-il être l’ego ? Non ! L’ego de veille n’a jamais rêvé et l’ego de rêve ne s’est jamais éveillé, car cela serait une contradiction dans les termes. L’élément commun entre les egos, dont chacun se conduit de façon subtile et singulière, ne peut être que la conscience libre d’égoïsme et capable d’assumer les formes d’ego et de non-ego, qui sont les deux modes de manifestation. […]

 

Cette pure conscience ne peut être appréhendée que par l’intuition. Elle n’est pas la conscience de veille ou de rêve, à laquelle il manque toujours un objet. Elle n’est pas le sujet qui désire un objet. Elle n’est pas l’ego qui a besoin d’un non-ego comme contrepartie. Elle est l’ego débarrassé de son égoïsme, […] la conscience libérée de la relation sujet-objet. Nous en avons l’intuition lorsque nous passons de l’état de veille à l’état de sommeil profond. Le processus commence avec l’arrêt des fonctions des sens et du mental, et nous tombons gentiment dans la pure conscience, qui est notre essence intime et qui est prête à nous recevoir dans ses bras.

Le sommeil a ainsi deux aspects ; nous ne reconnaissons communément que l’un d’eux, le fait de devenir insensible au complexe-ego ainsi qu’au non-ego, lorsque l’ego cesse de fonctionner, mais le second aspect du sommeil, c’est-à-dire son identité avec la pure conscience, est faiblement reconnu dans le sentiment de félicité que nous éprouvons dans le sommeil profond. Le vedānta seul découvre son caractère réel. L’ego et le non-ego se dissolvent en la pure conscience, sans résidu, et émergent à nouveau, de la pure conscience, lorsqu’ils sont présentés à l’expérience dans le rêve et la veille.

C’est la présence infaillible de la pure conscience dans toutes les phases de la vie qui nous rend capables d’appréhender la vie au moyen de la mémoire et de la perception car, les états étant fugitifs, notre connaissance des états en tant que série est due à la persistance d’un principe qui est distinct de ces états : nous le reconnaissons, instinctivement, comme notre soi. En effet, lorsque nous allons dormir, nous sentons que nous allons vers notre soi et, volontairement, nous tombons en lui sans méfiance ni crainte, et avec un plaisir anticipé. Cela ne serait pas naturel si le sommeil nous transportait dans des bras étrangers. Dans le sommeil profond, nous retrouvons notre propre nature réelle, la réalité qui, dans les autres états, exhibe l’irréconciliable antithèse du sujet et de l’objet.

Il peut maintenant devenir clair que le but du vedānta n’est pas tant d’établir l’irréalité de l’état de veille que plutôt d’indiquer l’égalité de la proclamation à la réalité de la part des états de rêve et de veille. La réalité est la pure conscience, et elle est Une. L’irréalité n’a pas de place. Veille et rêve sont réels comme manifestations de la pure conscience sans laquelle ils ne pourraient pas former une partie de la vie ou de l’expérience. L’idée même de réalité est un instinct en nous. Étant nous-mêmes réels, nous ne pouvons pas concevoir l’irréalité, de même que nous ne pouvons pas concevoir l’inconscience, ou rien, car cela présuppose la conscience.

[…] La science de la plus haute vérité […] nous oblige à reconnaître un principe plus élevé, le principe subtil et durable de la vie, dont l’ignorance fait de la vie une énigme indéchiffrable et constante. Ce qui est affirmé par là, c’est que la réalité de l’expérience de veille, ou la réalité de l’expérience de rêve, n’est pas la plus haute, celle qui peut transcender les autres. Ni la réalité de l’état de veille, ni la réalité de l’état de rêve ne peuvent par elles-mêmes fournir la clef qui résoudra son propre mystère. En effet, s’il en était autrement, si l’état de veille nous fournissait la connaissance de la plus haute réalité, alors les problèmes de la philosophie – la vie considérée comme un tout, la nature de l’âme, l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu, la valeur de la moralité et la question du salut – tous ces problèmes resteraient éternellement insolubles ainsi que l’affirment les sceptiques. Le concept de l’absolu resterait à jamais un concept sans valeur et la religion, pour laquelle les êtres humains ont vécu et sont morts, ne serait que la consolation des fous. […]

 

Il peut être maintenant intéressant de rechercher si, après tout, les états sont réels et, s’ils ne sont pas réels, comment nous pouvons expliquer cet élément d’irréalité dans la vie qui, elle, est la seule réalité. Le vedānta nie avec force toute irréalité que ce soit. Le rêve et la veille sont également réels, étant des parties intégrales de notre expérience. Mais dire que le rêve est irréel et
que la veille seule est réelle, c’est admettre la possibilité de les distinguer par des marques infaillibles qui les caractérisent chacun. Par conséquent, en n’importe quel sens que nous puissions appeler le rêve une réalité, ce peut être dans le même sens que celui dans lequel nous pouvons également appeler la veille une réalité. Le fait que notre sens de la réalité est lui-même enraciné dans notre intuition de la vie en tant que réalité, et que tous nos actes de jugement présupposent cette réalité. Nous cherchons, afin d’atteindre l’évidence, à prouver la réalité d’un objet de perception ou de cognition, mais nous ne pouvons jamais douter de notre propre réalité, car le doute lui-même exige une entité réelle – le douteur – comme sa base inévitable.

Même ceux qui croient que le rêve, en contraste avec la veille, est irréel doivent admettre que le rêve est véritablement une partie de notre expérience, autant que la veille. Sinon, comment un homme pourrait-il dire, honnêtement, qu’il a rêvé ? Ce qu’il veut dire par là, c’est que le monde perçu dans le rêve était irréel mais qu’alors il percevait un monde et qu’il croyait alors à sa réalité – et cela est tout à fait vrai. En d’autres termes, il a réellement expérimenté une illusion. Mai même alors, nous avons à rendre du compte du sens de la réalité qui ne nous abandonne pas, même dans une illusion. Le vedānta nous dit : « Vous ne pouvez pas penser à quoi que ce soit d’irréel puisque vous êtes réels ». […]

Nous ne pouvons pas prendre la nature extérieure comme pierre de touche de la réalité. La pierre de touche est en nous-mêmes. Par conséquent, nous ne pouvons pas concevoir ou expérimenter l’irréalité. Le réel est ce qui est éternellement présent et nos expériences doivent éternellement apparaître réelles.

[…] L’expérience du rêve est réelle aussi longtemps que dure le rêve ; le serpent est réel jusqu’à ce que l’on découvre qu’il n’est qu’une corde ; et ces jugements sont susceptibles d’être contredits lorsque l’état est frappé de nullité ou lorsque les conditions de perception changent. Ainsi demeure comme une conclusion inébranlable que notre conscience de veille seule pourrait être admise comme étant au-delà de son annihilation et comme étant la plus haute réalité de la vie active, mais la philosophie qui s’élève au-delà des envols de la conscience de l’expérience ne se satisfera pas de cette conclusion : elle cherche à découvrir le réel des réels et à déceler l’élément constant dans chacun des trois états, dont l’état de veille n’est que l’un d’eux. On identifie cet élément à la pure conscience. […] La merveille n’est pas que la philosophie nous dise qu’un monde réel est irréel mais que la conscience de l’expérience est incapable de reconnaître qu’une expérience irréelle est irréelle pendant l’instant vécu, comme lorsque nous rêvons d’un tigre ou prenons une corde pour un serpent.

L’élément d’irréalité, selon le vedānta, n’est pas dans la vie, mais dans notre interprétation de la vie. […]

Nous ne pouvons pas concevoir l’absence du monde pendant notre vie de veille, mais nous expérimentons sa négation complète dans le sommeil et le rêve. En ce qui concerne la persistance du monde à travers le sommeil et le rêve, nous n’en avons pas une expérience personnelle, mais nous la déduisons par inférence à sa réapparition, lors de l’état de veille suivant. Quelques mots sur la valeur de cette inférence ne seront pas de trop. Lorsqu’un homme voyage en train – disons de A vers D – à travers les stations intermédiaires B et C, il passe devant ces dernières à des intervalles définis de temps et de distance, et même s’il peut ne pas percevoir ces stations, lorsqu’il effectue ce trajet, il peut raisonnablement penser que B et C n’ont pas été enlevés simplement parce qu’il n’a pas pu les voir, car il peut refaire le trajet en arrière et s’assurer des positions définies de B et de C. Dans cette expérience, ces stations sont reliées en permanence par le temps et l’espace. En ce qui concerne le monde, cependant, nous n’avons pas une telle expérience. Lorsque nous nous éveillons, nous connaissons le monde, et il en est ainsi à chaque réveil. Mais le sommeil et le rêve ne reposent pas, comme les stations B et C, sur une base commune de temps et d’espace, ne sont pas des points successifs sur la même ligne de temps et ne sont pas coexistants dans la même continuité de l’espace. […] Ces trois états sont indépendants, et isolés chacun des deux autres. Par conséquent, que le monde persiste durant le sommeil profond est une inférence fallacieuse, quoique toutes nos activités de l’état de veille continuent sans être dérangées par cette opinion fallacieuse. […]

Les idées de vie et de réalité procèdent de nous et cependant nous considérons le monde comme étant la source des deux. Le sommeil profond et le rêve deviennent, comparativement, sans signification, et le monde extérieur devient le grand fait. Ainsi, nos états de veille, de sommeil et de rêve, d’une façon ou d’une autre, sont projetés dans la masse du monde, quoique nous ne puissions les expliquer, et nous oublions que c’est le monde qui vient dans notre état de veille, avec lequel il est lié, et que le sommeil et le rêve sont des expressions particulières de la vie qui demeurent tout à fait en dehors du monde extérieur. C’est ce que le vedānta décrit comme le transfert erroné des caractéristiques du sujet sur l’objet, et vice-versa. L’expérience et la vie sont parfaitement innocentées. Il y a la réalité, et il y a ses manifestations. C’est nous qui sommes responsables de l’erreur et l’erreur doit être évidente pour tous, même si tous de la même façon nous nous cramponnons à elle dans notre vie et dans notre conduite. Cette erreur consiste à traiter les manifestations ayant titre à être considérées comme réelles. […]

Il est ainsi évident que l’instinct de réalité avec lequel nous entrons dans le monde de veille est dérivé, à l’origine, de l’intuition immédiate de notre soi, comme vie et comme conscience ininterrompue, puis, ensuite, nous transférons cette notion sur le monde extérieur. Le monde extérieur est sourd quant aux questions que nous pouvons nous poser sur lui et étant, pour ainsi dire, périodique dans son apparence, il ne peut réussir à prouver sa propre continuité d’existence ininterrompue. Nous l’investissons généreusement de la réalité, ce qui est vraiment notre propre privilège. Mais la réflexion, avec sa voie décisive, déclare que les deux états doivent faire l’objet de la discrimination. Peut-être même que cette prédilection de notre part peut être expliquée en nous rappelant la source commune de l’ego et du non-ego, et leur parenté originelle dans la pure conscience. […]

Il est possible d’élever l’objection suivante : si le sommeil profond est la pure conscience et si l’ego aussi bien que le non-ego sont identiques, en essence, à la pure conscience, nous devrions alors réaliser la félicité la plus haute et obtenir le salut simplement en nous installant dans un sommeil éternel. Nous pourrions y parvenir au moyen de drogues, sans l’aide de la religion ou de la philosophie. Cette objection ne tient pas.

Nous sommes, aussi bien que le monde, la réalité elle-même, mais ce fait ne nous aide pas à éviter les malheurs de la vie ou à nous procurer ses joies. Pour atteindre la plus haute félicité à laquelle notre nature peut prétendre, nous devons posséder une connaissance de ce fait. A peut avoir un riche héritage qui lui a été légué par B, mais ce fait sera sans intérêt pour A aussi longtemps qu’il ne le saura pas. De même, nous sommes divins dans notre nature la plus haute, mais toutes nos facultés doivent être déployées pour nous convaincre de la vérité avant que nous proclamions les privilèges de notre nature. Puisque le sommeil n’est pas un état qui permet d’enquêter et puisque cette enquête requiert des pouvoirs de réflexion très subtils, il est vain de chercher la connaissance salvatrice dans n’importe quel autre état que l’état de veille, car l’ignorance ou la connaissance ne sont possibles que dans l’état de veille. Ni le sommeil ni la mort ne peuvent, sans la connaissance de soi, mener à l’émancipation. […]

Lorsque nous nous réveillons du sommeil profond, nous gardons le souvenir qu’en cet état, il n’y avait ni sujet ni objet. Mais cette mémoire implique un témoin qui demeure, inchangé, à travers tous les états, car la mémoire doit contenir un élément qui était présent en tant que témoin du passé, sinon il ne pourrait y avoir de compte-rendu du passé. Dans le cas de la mémoire du sommeil profond, le témoin n’est pas l’ego, puisque l’ego n’existait pas dans le sommeil profond, et pourtant on se souvient de cet état. Par conséquent, nous devons reconnaître que, dans ce cas, le témoin est la pure conscience elle-même. C’est la pure conscience seule qui, maintenant, dans notre état de veille, sous la forme de la mémoire, parle du sommeil passé.

 

 

ૐ 

 

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[1] 1865-1943

[2] Extraits des septième, huitième et dixième chapitres de : Vedānta, science de la réalité.

 

 

 

                                                                                                                                                                    Vedānta 225

                                                                                                                                                                                   

 


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