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Vedanta 220 - Journal de voyage - Vivekananda

Journal de voyage

 

Note préliminaire : Swami Vivekananda (1863 – 1902) quitta Calcutta en direction de l’Europe pour la deuxième fois le 20 juin 1899, à bord du SS Golconda[1] pour arriver à Londres le 31 juillet de la même année. Il fit le voyage accompagné par Soeur Nivedita et Swami Turiyananda.

 

En lisant ces pages, le lecteur doit se rappeler que Swamiji les a écrites sur un ton léger et humoristique en bengali et que ce document est la traduction en français de la version anglaise.

La deuxième section de ces mémoires se rapporte à son voyage de retour vers l’Inde à la fin de 1900.

 

 

Ce journal fut initialement publié dans la revue Udbodhan[2].

 

 

 

                                                              

 

Om Namo Nârâyanâya[3]

 Swâmi –

Prononcez la dernière syllabe du deuxième mot un ton plus haut, Frère, à la manière de Rishikesh.

 

Journal de voyage

Depuis sept jours que nous sommes à bord de ce navire, tous les jours j’ai songé à vous écrire quelque chose sur notre mode de vie, étant donné que vous m’avez fourni assez de matériel pour cela, mais la léthargie caractéristique du Bengali se dresse sur mon chemin et déjoue toute tentative.

En premier lieu, il y a l’oisiveté ; chaque jour, j’ai pensé écrire — comment dites-vous – un journal, mais ensuite, en raison de diverses préoccupations, la chose a été reportée à l’interminable « demain » et n’a pas progressé d’un millimètre.

En second lieu, je ne me souviens pas du tout des dates, etc. ; vous devez me faire la faveur de les compléter par vous-même.

Et d’ailleurs, si vous étiez très généreux, vous pourriez penser que, à l’instar du grand dévot Hanuman, il m’est impossible de me souvenir des dates et de toute autre banalité – en raison de la présence du Seigneur dans le cœur. Mais à la vérité, c’est plutôt dû à ma folie et mon oisiveté. Quelle absurdité ! Quelle comparaison peut-il y avoir entre la dynastie solaire[4] …  – pardon – entre Hanuman inféodé de tout son cœur à Sri Râma, le joyau de la dynastie solaire, et moi, le dernier des derniers ? Et puis, Hanuman a traversé d’un bond l’océan sur une distance de plus de mille kilomètres[5], tandis que nous le traversons confinés dans un habitacle en bois pour ainsi dire, étant secoués de part et d’autre et gardant en quelque sorte notre équilibre à l’aide des poteaux et piliers.

Mais nous avons un point de supériorité dans la mesure où Hanuman a eu la vue bénie de Râkshasas et Râkshasis[6] après avoir atteint Sri Lankâ, alors que nous naviguons en leur compagnie. À l’heure du dîner, le scintillement d’une centaine de couteaux et le cliquetis d’une centaine de fourchettes a effrayé Swami T_[7], hors de lui. Il a fini par prendre peur qu’à tout moment, sa voisine, aux cheveux auburn et aux yeux gris de chat, puisse par inadvertance plonger le couteau dans sa chair, et cela d’autant plus qu’il est plutôt lisse et gras. Au fait, Hanuman a-t-il eu le mal de mer en traversant l’océan ? Les livres anciens disent-ils quelque chose à ce sujet ? Vous tous qui êtes cultivés, compétents dans le Ramayana et autres écritures, vous pourriez répondre. Mais nos autorités modernes sont silencieuses sur cette question. Peut-être pas … et dans ce cas, il n’est sans doute pas entré dans la bouche de l’océan. Swami T_ est aussi de cet avis : lorsque la proue du navire se soulève soudainement vers le ciel comme pour consulter le roi des dieux, et immédiatement après plonge au fond de l’océan comme pour percer le roi Vali – résidant dans les mondes du néant – il ressent à ce moment l’impression d’être avalé par un être à la bouche terrible et béante.

Au sujet de l’Inde et de ses paysages

Pardonnez-moi, vous avez confié un travail à un homme agréable ! Je vous dois donc une description du voyage en mer depuis sept jours, description emplie de poésie et d’intérêt, écrite dans un style poli et rhétorique et au lieu de cela, je parle au hasard. Mais le fait est qu’après avoir lutté toute ma vie pour manger le noyau de Brahman, après avoir jeté la coquille de Maya, comment vais-je faire maintenant pour apprécier les beautés de la nature, d’un seul coup ? Toute ma vie, j’ai été en pérégrination dans l’Inde entière, « de Varanasi au Cachemire, et par la suite au Khorasan, et au Gujarat[8] ». Combien de collines, de rivières, de montagnes et de sources, de vallées et de vallons, combien de sommets aux neiges éternelles et ceinturés de nuages, d’océans tempétueux, rugissants et écumants, n’ai-je vus, entendus, et traversés !

Mais il est vain pour nous d’essayer d’imiter les visions de l’Himalaya, des océans, des prairies et déserts, etc., décrites avec une grande précision réaliste par le poète Shyamacharan, fumant le trop familier narguilé, cela à la gloire des Bengalis, et dans un environnement poétique particulier – alors qu’il était assis sur un lit de bois minable dans une pièce sombre au rez-de-chaussée, nécessitant une lampe allumée dans la journée, les murs souillés par les tâches de feuilles de bétel mâché et rendue bruyante par le grincement et chatouillement des rats, des taupes et des lézards, juste à côté de la rue principale, assombrie par des nuages de poussière et où retentissant les cliquetis des chevaux tirant des trams[9] ! Pour changer d’air, Shyamacharan est allé dans son enfance à la campagne, où l’eau est tellement stimulante pour les fonctions digestives que si vous en buvez un plein verre, même après un repas très lourd chaque morceau sera digéré et vous sentirez à nouveau la faim. C’est là que le génie intuitif de Shyamacharan a perçu les beaux et sublimes aspects de la nature. Mais il y a une mouche dans le potage : on dit que les pérégrinations de Shyamacharan ne s’étendent guère plus loin que Bardhaman[10] !

Mais du fait du sérieux de votre demande et aussi pour prouver que je ne suis pas non plus totalement dépourvu d’instinct poétique, je me suis mis à la tâche en invoquant le nom de Dieu, alors prêtez-moi toute votre attention.

Début du récit

En général, aucun navire ne quitte un port dans la nuit, surtout s’il s’agit d’un port commercial comme Calcutta et d’un fleuve comme le Hooghly[11].
Jusqu’à ce que le navire atteigne la mer, il est pris en charge par un pilote, qui agit comme le capitaine, et assure le commandement. Son devoir consiste à piloter le navire jusqu’à la mer ou, s’il s’agit d’un navire entrant, de l’embouchure de la mer jusqu’au port.
Il existe deux grands dangers au niveau de l’embouchure du Hooghly — d’abord, les « James et Mary Banks »[12] près de Budge-Budge, et ensuite, le banc de sable près de l’entrée de Diamond Harbour[13]. Ce n’est qu’à marée haute et pendant la journée que le pilote peut diriger très soigneusement son navire, et dans aucun autre contexte ; de ce fait, il nous a fallu deux jours pour quitter le Hooghly.

 

 

 

 

Le Gange et la Déesse Mère Gangâ

Vous souvenez-vous du Gange à Rishikesh ? Cette eau bleu clair — dans laquelle on peut compter les nageoires des poissons à cinq mètres sous la surface — cette « eau charmante du Gange »[14] merveilleusement douce et glacée ainsi que son merveilleux bruit d’eau courante « Hara, Hara », faisant écho « Hara, Hara » avec les chutes d’eau des montagnes avoisinantes ? Vous souvenez-vous de notre vie dans la forêt, de la quête d’aumônes Mâdhukari[15], des repas sur des îlots rocheux dans le lit du Gange, en buvant copieusement cette eau dans les paumes des mains, et de l’errance intrépide des poissons tout autour de nous pour quelques miettes de pain ? Vous souvenez-vous de cet amour pour l’eau du Gange, cette gloire du Gange, dont le contact apaise l’esprit, ce fleuve qui coule depuis l’Himalaya, et à travers Srinagar, Tehri, Uttarkasi, et Gangotri ; certains d’entre vous ont même vu la source du Gange ! Mais il y a la fascination certes inoubliable pour notre Gange à Calcutta, boueux et blanchâtre — comme par contact avec le corps de Shiva — et qui porte un grand nombre de navires en son sein. Est-ce simplement du patriotisme ou des impressions de l’enfance ? Qui sait ? Quelle merveilleuse relation existe t-il entre « Mère Gangâ » et les hindous ? Est-ce simplement de la superstition ? Peut-être. Ils passent leur vie avec le nom du Gange sur les lèvres, ils meurent immergés dans les eaux du Gange, des hommes viennent de loin pour emporter l’eau du Gange avec eux, ils conservent soigneusement dans des récipients en cuivre, et en avalent quelques gouttes à l’occasion des fêtes religieuses. Les rois et les princes le conservent dans des bocaux, et à des frais considérables recueillent l’eau à Gangotri[16] pour la verser sur la tête de Shiva à Rameshwaram[17] ! Les hindous qui visitent des pays étrangers — Rangoon, Java, Hongkong, Madagascar, Suez, Aden, Malte — prennent avec eux l’eau du Gange et la Bhagavad Gitâ.

La Bhagavad Gitâ et les eaux sacrées du Gange constituent l’hindouisme des hindous. La dernière fois que je suis allé en Occident, j’ai moi aussi pris un peu de cette eau, craignant que cela puisse être nécessaire, et à chaque fois que l’occasion s’est produite, j’en ai bu quelques gouttes. Et à chaque fois que j’en ai bu, au milieu du rythme de l’humanité, au milieu de cette agitation de la civilisation, cette hâte emplie des pas frénétiques de millions d’hommes et de femmes en Occident, mon esprit est devenu tout d’un coup calme et immobile, pour ainsi dire. Ce flot d’hommes, cette intense activité de l’Occident, cet affrontement de la concurrence à chaque étape, ces endroits de luxe et d’opulence céleste — Paris, Londres, New York, Berlin, Rome — tout cela disparaissait et j’entendais alors ce merveilleux bruit de « Hara, Hara », je voyais cette forêt solitaire sur les pentes de l’Himalaya, et je sentais le fleuve au murmure céleste qui coule à travers le cœur, le cerveau et dans toutes les artères du corps et fait retentir « Hara, Hara, Hara ! ».

 

La déesse Mère Gangâ et Swami T_[18]

Cette fois je vois aussi que vous avez envoyé Mère Gangâ[19] pour Madras[20]. Mais, dans quel étrange récipient l’avez-vous mise ! Swami T__ est un brahmachârin depuis son enfance et « ressemble à un feu brûlant à travers la force de sa spiritualité[21] ». Autrefois Brâhmane, il avait l’habitude d’être salué ainsi « Namo Brahmané » et maintenant– oh, sublime ! — « Namo Nârâyanâya » en tant que Sannyâsin. Et c’est peut-être à cause de cela, que Mère Gangâ, sous sa garde, a quitté sa source dans le Kamandalu de Brahmâ[22] et a été forcée d’entrer dans un bocal !

Quoi qu’il en soit, en me levant tard dans la nuit, j’ai constaté que Mère Gangâ ne pouvait évidemment pas supporter de rester dans ce navire peu commode et essayait de forcer son passage hors de lui. J’ai trouvé ça très dangereux, car si Mère Gangâ choisissait de rejouer ici les scènes de sa vie précédente, comme percer l’Himalaya, laver le grand éléphant Airâvata[23], et abattre la hutte du sage Jahnu, alors ce serait une situation terrible. J’ai offert beaucoup de prières à la Mère et lui ai dit dans diverses supplications, « Mère, patientez un peu, nous arrivons à Madras demain, et là vous pouvez faire ce que vous voulez. Il y en a ici avec des crânes plus épais que les éléphants — la plupart avec des huttes comme celle de Jahnu[24] — tandis que leurs têtes brillantes à moitié rasées et aux touffes de cheveux amples sont presque faites de pierre, et en comparaison même l’Himalaya serait doux comme du beurre ! Vous pouvez les briser autant que vous le souhaitez ; maintenant s’il vous plaît, attendez un peu ». Mais toutes mes supplications ont été vaines. Mère ne voulait pas les écouter. Alors j’ai conçu un plan, et je lui ai dit : « Mère, regardez ces serveurs enturbannés avec des vestes, allant et venant sur le navire, ce sont des vrais musulmans, des musulmans mangeurs de bœuf, et ceux que vous voyez se déplacer, balayant et nettoyant les chambres, ce sont de vrais carnivores, disciples de Lâl Beg[25] ; et si vous ne comprenez pas, je les appellerai et leur demanderai de vous toucher ! Au cas où cela ne suffirait pas à vous calmer, je vous enverrai chez vous ; vous voyez cette pièce là-bas, si vous êtes enfermée là-dedans, vous retrouverez votre état primitif dans l’Himalaya, toute votre agitation sera réduite à néant et vous gèlerez dans un bloc de glace ». Cela l’a réduite au silence.

Il en va donc oui partout, non seulement chez les dieux, mais aussi chez les hommes : chaque fois qu’ils obtiennent un dévot, ils profitent indument de lui. Voyez-vous comme je me suis de nouveau écarté de mon sujet et divague ! D’emblée je vous ai dit que ce journal n’est pas mon style mais avec votre soutien, je vais le reprendre.

Regards sur l’Inde et sa beauté

Il y a une certaine beauté dans son propre peuple qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Même les habitants du Paradis ne peuvent pas être comparés en termes de beauté avec nos frères et sœurs, nos fils et filles, aussi grossiers soient-ils. Si vous vous promenez par hasard dans le Paradis et après avoir vu les gens sur place, vous découvrez vraiment la beauté de votre propre peuple, alors il n’y a plus aucune limite à votre joie. Il y a aussi une beauté particulière dans notre Bengale, couvert d’interminables étendues d’herbe verte, et recouvert de milliers de rivières et ruisseaux, comme des guirlandes. On retrouve un peu de cette beauté à Malabar, mais aussi au Cachemire. N’y a-t-il aucune beauté dans l’eau ? Quand il y a de l’eau partout, quand de fortes averses de pluie s’écoulent sur les feuilles d’arum, tandis que les cocotiers et les dattiers plient légèrement la tête sous le poids de cette averse, et qu’il y a un croassement continu des grenouilles tout autour – n’y a-t-il aucune beauté dans cette scène ?

Sauf à revenir de l’étranger et entrer par l’embouchure du Gange à Diamond Harbour, il n’est pas possible d’apprécier la beauté des rives de notre Gange. :

Un ciel bleu, bleu constellé de nuages noirs et de nuages blancs bordés d’or,

Et des groupes de cocotiers et de dattiers, balançant leurs touffes comme mille fouets,

Au-dessous un nouvel assemblage de lumière, profond, jaunâtre, légèrement sombre,

Et d’autres variations de vert massées ensemble – manguier, litchi, mûrier, jacquier,

Exubérance de feuilles, feuillages cachant entièrement troncs, branches et brindilles,

Tandis qu’à proximité, de multiples tiges de bambous se jettent dans le vent,

Au pied de tout cela, se trouve cette herbe à la surface douce et brillante, à côté de laquelle les tapis de Yarkand, de Perse et du Turkestan sont presque négligeables,

Aussi loin que l’œil peut voir, il y a de l’herbe verte, verte et comme coupée et réduite,

S’étendant sur les bords du fleuve, aussi loin que possible sur les rives du Gange,

Là où les vagues d’eau douce la submergent et s’amusent à la refouler,

La terre est encadrée d’herbe verte et juste en dessous coule l’eau sacrée du Gange.

Et si vous balayez du regard l’horizon jusqu’au zénith, vous remarquerez, dans une même perspective, un jeu de couleurs diverses et de multiples nuances de la même couleur comme vous n’en verrez nulle part ailleurs. Dites-moi, avez-vous déjà, fasciné par les couleurs, le genre de fascination qui pousse les papillons de nuit à se jeter dans les flammes, et les abeilles à mourir de faim dans la prison des fleurs ? Je vais vous dire quelque chose : si vous voulez jouir de la beauté scénique du Gange, profitez-en à cœur maintenant, car tout son aspect sera très bientôt modifié. Tout va disparaître entre les mains de ces commerçants qui amassent l’argent. À la place de l’herbe verte, seront construits des fours à briques et des excavations seront creusées dans la terre pour les briqueteries. Là où aujourd’hui les vaguelettes du Gange jouent avec l’herbe, des péniches chargées de jute et des cargos seront amarrés ; les cocotiers, palmiers, manguiers, litchis, ce ciel bleu, la beauté des nuages, toutes ces nuances de couleurs — tout cela disparaîtra bientôt totalement et fera place à de la fumée de charbon enveloppant tout. Alors, à moitié visibles, les cheminées des usines se dresseront comme des fantômes au milieu de cette fumée !

Reprise du récit du voyage

Maintenant, notre navire a atteint la pleine mer. La description, que vous lisez dans Raghuvamsham de Kâlidâsa, des rives de « la mer apparaissant bleues avec des forêts de palmiers et d’autres arbres » et « ressemblant au mince filet de rouille sur le pneu autour d’une roue en fer » etc. – n’est pas du tout précise et fidèle. Avec tous mes respects pour le grand poète, je crois qu’il n’a jamais vu ni l’océan, ni l’Himalaya[26].

Ici, il y a un mélange d’eaux blanches et noires, ressemblant un peu à la confluence du Gange et de la Jamuna à Allahabad. Bien que mukti (la libération) puisse être rare dans la plupart des endroits, elle est certaine à « Hardwār, Allahabad, et dans le delta du Gange ». Mais il paraît qu’ici ce n’est pas la véritable embouchure du Gange[27]. Cependant, permettez-moi de saluer ici le Seigneur, car « il a ses yeux, sa tête et son visage partout[28] ».

Comme c’est beau ! Aussi loin que l’on puisse voir, les eaux bleu profond de la mer se lèvent en vagues écumantes et dansent au rythme du vent. Derrière nous se trouvent les eaux sacrées du Gange, blanchies par les cendres du corps de Shiva, comme on peut lire dans cette description : « les mèches emmêlées de Shiva blanchies par l’écume du Gange[29] ». L’eau du Gange est relativement immobile. En face de nous se trouve la ligne de séparation des eaux. L’eau blanche a pris fin. Maintenant c’est le début des eaux bleues de l’océan : devant, derrière et tout autour il n’y a que du bleu, de l’eau bleue partout, se brisant sans cesse en vagues. La mer a les cheveux bleus, son corps est d’un teint bleu, et son vêtement est également bleu. Nous lisons dans les purana[30] que des millions d’asura[31] se cachaient sous l’océan par peur des dieux. Aujourd’hui, une occasion favorable s’est présentée : Neptune est leur allié et Eole est en arrière-garde. Avec des rugissements hideux et des cris tonitruants, ils dansent maintenant une terrible danse de guerre à la surface de l’océan et les vagues écumantes sont leurs rires sombres ! Au milieu de ce tumulte se trouve notre navire, et à bord du navire, arpentant le pont d’une marche seigneuriale, il y a des hommes et des femmes de cette nation qui gouverne le monde des voyages en mer, vêtus d’une tenue charmante, avec un teint de rayons de lune, personnifiant l’autonomie et la confiance en soi, et apparaissant aux gens de couleur noire comme des images d’orgueil et d’arrogance. Au-dessus, un ciel nuageux,  orageux, chargé de mousson, de tous côtés, la danse et le rugissement des vagues à crête d’écume, et le vacarme des puissants moteurs de notre navire reléguant à néant la puissance de la mer – j’étais à l’écoute de cet amalgame puissant de sons, perdu dans mon émerveillement, comme dans un état de demi-sommeil, lorsque tout à coup, noyée au milieu de tous ces bruits, la musique profonde et sonore de voix masculines et féminines est parvenue à mes oreilles avec le chœur de l’hymne national « Rule Britannia, Britannia rule the waves[32] ! » Surpris, j’ai regardé autour de moi pour constater que le navire roulait lourdement, et que Swami T__ tenait sa tête entre les mains et luttait contre le mal de mer.

En deuxième classe, il y a deux jeunes Bengalis qui vont en Europe pour étudier, dans un état terrible. L’un d’eux a l’air si effrayé qu’il ne serait que trop heureux de rentrer en vitesse chez lui directement s’il était autorisé à débarquer. Ces deux garçons et nous deux sommes les seuls Indiens sur le navire – les représentants de l’Inde moderne. Pendant les deux jours où le navire a navigué sur le Gange, Swami T__, sous les instructions secrètes de l’éditeur d’Udbodhan, a pris l’habitude de beaucoup m’exhorter à terminer rapidement mon article sur « l’Inde moderne ». Trouvant une occasion aujourd’hui, je lui ai demandé : « Frère, quelle est, selon vous, la condition de l’Inde moderne ? ». Et lui, jetant un regard vers la deuxième classe et un autre à lui-même, répondit, avec un soupir, « Très triste, en train de bien s’enfoncer ! »

Navigation sur le Gange (Hooghly)

En amont de Calcutta

Beaucoup de personnes estiment que la raison pour laquelle on attache tant d’importance à la branche Hooghly du Gange, au détriment de la branche Padmâ, plus importante, c’est que le Hooghly était le cours premier et principal du fleuve et qu’il a plus tard changé son cours et créé un autre débouché avec le Padmâ.

De même, l’actuel « Tolly Nullah » qui représente un ancien cours du Gange, est connu sous le nom d’Adi-Gangâ. Le marchand de voile, héros de l’œuvre de Kavikankan[33], fait son voyage à Ceylan le long de ce chenal. Autrefois, le Gange était navigable pour les grands navires jusqu’à Tribeni[34]. L’ancien port de Saptagrâm[35] était situé à une petite distance au large de Tribeni Ghat, sur la Saraswati[36]. Dès les temps anciens, Saptagram était le port principal pour le commerce extérieur du Bengale. Peu à peu, l’embouchure de la Saraswati s’est envasée. En 1539, ce fut si bien envasé que les colons portugais ont dû fonder un site plus loin dans le Gange, pour que leurs navires accostent. Le site s’est ensuite développé dans la célèbre ville de Hooghly. Dès le début du XVIe siècle, les marchands indiens et étrangers se sentaient bien inquiets de la sédimentation du Gange. Mais qu’en est-il ? Jusqu’à présent, les compétences en génie humain se sont révélées inefficaces face à la sédimentation progressive du lit du fleuve qui se poursuit jusqu’à nos jours. En 1666, un missionnaire français écrit que le Gange près de Suti[37] s’est à l’époque complètement envasé. Holwell, survivant du Trou Noir[38], a été contraint de recourir sur son chemin vers Murshidabad à des bateaux à fond plat en raison de la faible profondeur du fleuve à Santipur[39]. En 1797, le capitaine Colebrook écrit que les bateaux à fond plat ne pouvaient pas emprunter le Hooghly et le Jalangi[40] pendant l’été. Pendant les années 1822-1884, le Hooghly a été fermé à tout trafic de bateaux. Pendant vingt-quatre ans au cours de cette période, la profondeur de l’eau était de moins d’un mètre. Au XVIIe siècle, les Hollandais ont établi un comptoir commercial à Chinsura, un kilomètre en aval de Hooghly. Les Français, qui sont venus encore plus tard, ont fondé leur établissement à Chandernagor, encore plus loin en aval du fleuve. En 1723, la compagnie allemande d’Ostende ouvrit une usine à Bankipore, à cinq kilomètres en aval de Chandernagor et sur l’autre rive. En 1616, les Danois ont installé une usine à Serampore, huit kilomètres en aval de Chandernagor, puis les Anglais ont établi la ville de Calcutta toujours plus en aval. Aucun de ces endroits n’est maintenant accessible aux navires, seulement Calcutta à l’heure actuelle. Mais tout le monde a peur pour son avenir.

Il y a une raison curieuse pour laquelle il reste tant d’eau dans le Gange jusqu’à environ Santipur, même pendant l’été. Lorsque l’écoulement de l’eau de surface a cessé, de grandes quantités d’eau infiltrent le sous-sol et se retrouvent dans le fleuve. Le lit du Gange est même maintenant considérablement inférieur au niveau terrestre de chaque rive. Si le niveau du lit du fleuve augmentait graduellement en raison de l’affaissement du sol terrestre, alors il y aurait problème. Un autre danger est évoqué. Tout à fait proche de Calcutta, suite à tremblements de terre ou autres causes, le fleuve s’est parfois tellement asséché que l’on pouvait le traverser en pataugeant. On dit qu’en 1770, un tel état de choses s’est produit. Il y a un autre rapport : le jeudi 9 octobre 1734, pendant la marée descendante, à midi, le fleuve s’est complètement asséché. Si c’était arrivé un peu plus tard, pendant la peu propice et dernière partie de la journée, je vous laisse en déduire le résultat. Peut-être alors que le fleuve ne serait pas revenu dans son lit ?

En aval de Calcutta.

Le grand danger auquel il faut faire face, dans cette partie, sont les bancs de sable « James et Mary ». Autrefois, la rivière Damodar avait sa confluence avec le Gange une trentaine de kilomètres en amont de Calcutta, mais maintenant, au travers des transformations curieuses du temps, la confluence est à plus de trente kilomètres en aval. Environ six kilomètres en aval de ce lieu, le Rupnarayan verse ses eaux dans le Gange. Le fait est, que ces deux affluents se précipitent dans le Gange en une combinaison heureuse, mais comment l’énorme quantité de boue sera-t-elle éliminée ? En conséquence, de grands bancs de sable se forment dans le lit du fleuve et changent constamment de position, et sont parfois plutôt mous, parfois compacts, causant une peur sans fin. Nuit et jour des sondages de la profondeur du fleuve sont effectués, et leur omission, par négligence, pendant quelques jours, signifierait la destruction des navires. À peine un navire frappe-t-il contre eux qu’il chavire ou est directement englouti ! Il existe un cas où une demi-heure après avoir heurté l’un de ces bancs de sable, un imposant navire à trois mâts a totalement disparu dans le sable, ne laissant que le haut de ses mâts visible. Ces bancs de sable peuvent à juste titre être considérés comme l’embouchure du Damodar-Rupnarayan[41]. Le Damodar est mécontent aujourd’hui des villages de Santhal[42], et avale des navires et des bateaux à vapeur, etc. avec imprudence et selon son caprice. En 1877, un navire nommé « Comté de Sterling », avec une cargaison de 1 444 tonnes de blé de Calcutta, n’avait-il pas plus tôt heurté un de ces terribles bancs de sable qu’en huit minutes il n’y en avait plus aucune trace. En 1874, un vapeur transportant une charge de 2 400 tonnes subit le même sort en deux minutes.

Bénie soit ta bouche, ô Mère Gangâ ! Je te salue pour nous avoir permis de nous en sortir indemnes. Swami T__ dit : « Monsieur, une chèvre devrait être offerte à la Mère pour sa bienveillance. » J’ai répondu : « Exactement, Frère, mais pourquoi en offrir seulement aujourd’hui, plutôt chaque jour ! » Le lendemain, Swami T__ est revenu sur le sujet, mais je me suis tu. Le surlendemain, je lui ai fait remarquer à l’heure du dîner à quel point l’offrande des chèvres progressait. Swami T__ semblait plutôt perplexe et dit : « Qu’est-ce que vous voulez dire ? Il n’y a que vous qui en mangez ».

Alors, à grand peine, j’ai dû lui expliquer qu’on raconte l’histoire d’un jeune homme originaire de Calcutta qui rendit visite un jour à la famille de son beau-père dans un village isolé, loin du Gange. À l’heure du dîner, il rencontre des gens qui l’attendent avec des tambours, etc. et sa belle-mère insiste pour lui faire boire un peu de lait avant de dîner. Il pense qu’il s’agit peut-être d’une coutume locale et qu’il ferait mieux d’obéir ; mais à peine a-t-il pris une gorgée de lait que les tambours ont commencé à jouer alentour et sa belle-mère, avec des larmes de joie, a placé sa main sur sa tête et l’a béni, en disant : « Mon fils, vous avez vraiment rempli les fonctions d’un fils aujourd’hui. Voyez-vous, vous avez dans votre estomac l’eau du Gange du fait que vous vivez sur ses rives. Or, dans le lait, il y avait de la poudre d’os de votre défunt beau-père : ainsi par votre acte, ses os ont atteint le Gange et son esprit en a obtenu tous les mérites. »

Ainsi Swami T_ est originaire de Calcutta et se trouve à bord d’un navire qui propose de nombreuses recettes à base de viande à chaque repas. La viande est alors offerte à Mère Gangâ. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter à ce sujet. Swami T__ est d’une disposition si grave qu’il est difficile de découvrir son sentiment sur cette explication.

 

(à suivre)

 

[1] Le navire à vapeur Steam Ship Golconda (vitesse maximale : 12 nœuds) de la British India Steam Navigation (BISN) fut armé en 1887 et fut coulé par une mine navale posée par un sous-marin allemand de type UC-III, le 3 juin 1916 au large d’Aldeburgh. A titre indicatif la vitesse du SS Titanic était de 22,5 nœuds lors de sa collision avec un iceberg le 15 avril 1912.

[2][2] Udbodhan est une publication en bengali de la Ramakrishna Math & Mission, lancée par Vivekananda en janvier 1899.

[3] « Salutations au Seigneur » : c’est la forme habituelle par laquelle on s’adresse à un samnyâsin (renonçant) : les mémoires de son deuxième voyage vers l’Ouest ont été adressées par Vivekananda à Swami Trigunatitananda, et donc avec cette forme de salutation. Swami Trigunatitananda (1865 – 1915) est un disciple direct de Ramakrishna, fondateur et rédacteur en chef de la revue Udbodhan.

[4] Swamiji se réfère ici à la célèbre ligne du poète Kâlidâsa dans le Raghuvamsham: « Quelle commune mesure entre la race, fille du soleil, et mon esprit, étroit domaine ? » traduction de Louis Renou (1896-1966).

[5] Littéralement cent Yojanas, soit une distance variable de 600 à 1600 km.

[6] Démons et démones de la mythologie hindoue.

[7] Swami Turiyananda (1863 -1922) disciple direct de Ramakrishna.

[8] Citation du poète et philosophe Tulsîdâs (1532 – 1623).

[9] Tramway hippomobile.

[10] Ville située à environ 100 km de Calcutta et anciennement dénommée Burdwan.

[11] Dénomination d’un des bras du Gange à son embouchure dans le Golfe du Bengale.

[12] Bancs de sable aujourd’hui oubliés du fait de la lente et inexorable montée du niveau des océans, depuis plus de 50 ans, et plus particulièrement dans cette région.

[13] Un des ports principaux de l’Inde situé sur le Hooghly, en aval de Calcutta.

[14] Hymne du poète Valmiki, auteur du Rāmāyana (Vè siècle avant JC).

[15] Aumônes recueillies de porte en porte, par petites quantités.

[16] Village à une vingtaine de km d’une des sources du Gange dans l’Himalaya.

[17] Rameshwaram est une ville située à l'extrême pointe sud du Tamil Nadu, sur l'île de Pamban face au Sri Lanka.

[18] C'est la Mère Divine Elle-même qui habite dans ce corps et joue avec les dévots. Evangile de Sri Ramakrishna, V,2.

[19] Gangâ, déesse du Gange, est épouse de Shiva qui la porte dans sa chevelure, sous la forme de Nataraja.

[20] Ville appelée Chennai aujourd’hui.

[21] D’après le Kumârasambhavam de Kâlidâsa.

[22] La mythologie hindoue attribue l’origine du Gange au pot (kamandalu) de Brahma.

[23] Dans l’hindouisme, Airavata est un éléphant blanc gigantesque avec trois, voire trente-trois têtes et qui porte le dieu Indra.

[24] Allusion à la destruction de la hutte du sage Jahnu par le Gange.

[25] Lâl Beg est le dieu des castes de balayeurs islamiques de l’Inde.

[26] Swamiji a ensuite changé d’avis en ce qui concerne la connaissance de l’Himalaya par Kâlidâsa.

[27] Voir page suivante « Histoire de la navigation sur le Gange ».

[28] Bhagavad Gitâ chapitre XIII verset 14.

[29] Hymne de Shankaracharya.

[30] Textes appartenant à la littérature indienne.

[31] Créatures démoniques de la mythologie hindoue.

[32] Chant patriotique anglais.

[33] Poète bengali de l’époque médiévale.

[34] Localité du Bengale à proximité de Calcutta, dans le district de Hooghly.

[35] Ville en amont de Calcutta.

[36] Rivière du Bengale.

[37] Ville située dans le nord du Bengale.

[38] Le Trou Noir est une prison du Fort William à Calcutta, d’où Holwell s’échappa le 19 juin 1756.

[39] Ville à proximité de Calcutta dans le district de Hooghly.

[40] Affluent du Gange, branche Hooghly.

[41] Jeu de mots : les rivières Damodar-Rupnarayan signifient aussi « tout avaler » (Damodara-rupa-Narayana).

[42] Peuple aborigène de l’Inde et du Bangladesh.


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