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Vedānta 222 - Journal de Voyage de Swami Vivekananda

Les classes supérieures de l’Inde

Vous aurez beau afficher toute l’importance de vos ancêtres aryens et chanter les gloires de l’Inde ancienne jour et nuit, vous aurez beau vous pavaner dans l’orgueil de votre naissance, vous, les classes supérieures de l’Inde, pensez-vous que vous êtes en vie ? Vous n’êtes que des momies de dix mille ans d’âge ! C’est parmi ceux que vos ancêtres méprisaient comme « des charognes ambulantes » que le peu de vitalité qui existe encore en Inde, doit être trouvé ; et c’est vous qui êtes les vrais « cadavres ambulants ». Vos maisons, vos meubles, ressemblent à des spécimens de musée, vraiment sans vie et périmés ; même un témoin oculaire de vos manières et coutumes, vos mouvements et modes de vie, est enclin à penser qu’il est à l’écoute de l’histoire d’une grand-mère ! Quand, même après avoir fait connaissance personnelle avec vous, on rentre chez soi, on peut penser qu’on est allé visiter les peintures d’une galerie d’art ! Dans ce monde de Maya, vous êtes les véritables illusions, le mystère, le vrai mirage dans le désert, vous, les classes supérieures de l’Inde ! Vous représentez le temps passé, avec toutes ses formes diverses confondues en une seule. Que l’on puisse encore vous voir à l’heure actuelle, ce n’est rien d’autre qu’un cauchemar provoqué par l’indigestion. Vous êtes le vide, les non-entités sans substance de l’avenir. Habitants du pays des rêves, pourquoi vous attardez-vous plus longtemps ? Vous êtes les squelettes décharnés et anémiés du cadavre de l’Inde du Passé ; pourquoi ne vous réduisez-vous pas rapidement en poussière et disparaissez dans l’air ? Ah, des bagues inestimables avec pierres précieuses, trésor de vos ancêtres, ornent vos doigts osseux, et dans le cercle de vos cadavres puants sont conservés un bon nombre de trésors anciens. Jusqu’à présent, vous n’avez pas eu l’occasion de les transmettre. Maintenant, sous la domination britannique, en ces jours d’éducation libre et d’illumination, transmettez-les à vos héritiers, ah, faites-le aussi vite que possible. Fondez-vous dans le vide, disparaissez vous-même, et laissez la Nouvelle Inde surgir à votre place. Qu’elle surgisse — hors de la cahute des paysans qui utilisent la charrue, hors des huttes des pêcheurs, des cordonniers et des balayeurs. Laissez-la jaillir de la boutique de l’épicier, à côté du four du vendeur de beignets. Laissez-la émaner de l’usine, des commerces et des marchés. Qu’elle sorte des bosquets et des forêts, des collines et des montagnes. Ces gens ordinaires ont subi l’oppression pendant des milliers d’années ; en conséquence, cette souffrance silencieuse a généré un courage merveilleux. Ils ont souffert de la misère éternelle, qui leur a donné une vitalité inébranlable. En vivant sur une poignée de blé, ils peuvent renverser le monde ; ne leur donnez qu’un demi-morceau de pain, et le monde entier ne sera pas assez grand pour contenir leur énergie ; ils sont dotés de la vitalité inépuisable d’un Raktabija[1]. Et, d’ailleurs, ils ont la force merveilleuse qui vient d’une vie pure et morale, qui ne se trouve nulle part ailleurs dans le monde. Une telle tranquillité, un tel contentement, un tel amour, un tel pouvoir de travail silencieux et incessant, et une telle manifestation de la force du lion dans l’action – trouverez-vous cela ailleurs ? Squelettes du passé, là, devant vous, il y a vos successeurs, l’Inde qui doit exister. Jetez vos trésors et ces bagues de pierres précieuses, dès que vous le pouvez ; et disparaissez dans les airs, ne soyez plus visibles – soyez seulement toute ouïe. À peine disparaîtrez-vous que vous entendrez le cri inaugural de l’Inde renaissante, résonnant avec la voix d’un million de tonnerres répercutés dans tout l’univers, « WaheGuru Ki Fateh – Victoire au Gourou ! »

Récit du voyage

Notre navire est maintenant dans le golfe du Bengale, qui est connu pour être très profond. La zone peu profonde a été envasée par le Gange qui a érodé l’Himalaya et nettoyé les provinces du nord-ouest de l’Inde, pour donner cette région d’alluvions, le Bengale. Il n’y a pas d’indication selon laquelle le Bengale s’étendrait au-delà des Sunderbans. Certains disent qu’autrefois les Sunderbans étaient une région en hauteur et le site de plusieurs villes et villages. Beaucoup le contestent aujourd’hui. Cependant, les Sunderbans et la partie nord du golfe du Bengale ont été le théâtre de nombreux événements historiques. Ce fut le lieu de rendez-vous des pirates portugais ; le roi d’Arakan[2] tenta à plusieurs reprises d’occuper cette région ; ici aussi le représentant de l’empereur Moghol fit de son mieux pour punir les pirates portugais dirigés par Gonzalez ; et ce fut souvent le théâtre de nombreux combats entre chrétiens, musulmans, moghs[3] et bengalis.

Arrivée à Madras

Le golfe du Bengale est rude par nature, et pour ajouter à cela, c’est la saison de la mousson, de sorte que notre navire tangue fortement. Mais là, ce n’est que le début et on ne sait pas ce qui va suivre dans notre périple vers Madras. La plus grande partie de l’Inde du Sud dépend actuellement de la présidence de Madras. Qu’y a-t-il sur une simple étendue de terre ? Même le désert devient un paradis si un propriétaire heureux en prend soin. Le petit village inconnu de Madras, appelé autrefois Chinnapattanam ou Madraspattanam, a été vendu par le Raja de Chandragiri à une compagnie de marchands. Les Anglais avaient alors leur principal lieu de commerce à Java, et Bantam était le centre du commerce asiatique avec l’Angleterre. Madras et les autres colonies commerciales anglaises en Inde étaient sous le contrôle de Bantam. Où est ce Bantam maintenant ? Et comme Madras a réussi à se développer ! Dire que la fortune sourit aux audacieux n’est pas tout à fait vrai : derrière il doit y avoir la force qui vient de la Mère Divine. Mais j’admets également que la Mère donne de la force aux personnes audacieuses.

Madras et sa province évoquent l’Inde du Sud de façon typique, même si, au Jagannath Ghat de Calcutta, on peut avoir un aperçu du sud en voyant le brahmane de l’Odisha avec sa tête rasée autour d’une touffe de cheveux, son front peint de manière variée, leurs sandales raffinées, dans lesquelles seuls les orteils peuvent entrer, ces nez irrités à force de renifler et cette habitude de couvrir le corps de leurs enfants avec des touches de pâte de santal. Il y a le brahmane du Gujarati, le brahmane noir de jais du Maharashtra, et le brahmane de Konkan, à l’honnêteté exceptionnelle, aux yeux de chat et à la tête carrée – et bien qu’ils s’habillent tous de la même manière, et qu’ils soient tous connus sous le nom de Deccanis, le brahmane typique du sud se trouve à Madras, le front recouvert de l’ample marque de caste de la secte Ramanuja − qui pour les non-initiés ressemble à tout sauf au sublime, (et dont l’imitation − la marque de caste de la secte Ramananda du nord de l’Inde − est saluée par plus d’une rime facétieuse − et qui jette complètement dans l’ombre la coutume qui prévaut au Bengale parmi les leaders de la secte Vaishnavite, de marquer effroyablement tout leur corps). Telugu, tamoul et malayalam sont des langues dont on ne comprend pas une seule syllabe, même après les avoir écoutées pendant six ans et dans lesquelles il y a une gamme de toutes les variétés possibles des sons « aïe » et « d » ; manger du riz avec de la soupe de dal au poivre noir − chaque morceau transmet un frisson au cœur (c’est si piquant et si acide !) ; cet ajout de feuilles de margosa, d’avoine etc., pour parfumer, ce mélange de riz et de lait caillé etc., ce bain avec de l’huile de gingili frottée sur le corps, et la friture de poisson dans la même huile – sans tout cela, comment pourrait-on concevoir l’Inde du sud ?

De plus, l’hindouisme était vivant dans le sud sous le règne musulman et même auparavant. C’est dans le sud que Shankaracharya est né, au sein de la caste qui porte une touffe de cheveux sur le devant de la tête et mange de la nourriture préparée avec de l’huile de coco ; c’est la contrée qui a produit Ramanuja et c’est aussi le lieu de naissance de Madhva Muni. L’hindouisme moderne doit son allégeance à eux seuls. Les vaishnavas de la secte Chaitanya ne forment qu’une recension de la secte Madhva ; les réformateurs religieux du nord tels que Kabir, Dadu, Nanak et Ramsanehi font tous écho à Shankaracharya ; là, on trouve les disciples de Ramanuja occupant Ayodhya et d’autres endroits. Les brahmanes du sud ne reconnaissent pas ceux du Nord comme de vrais brahmanes, et ne les acceptent pas non plus comme disciples, et même parfois ils ne les admettraient pas comme sannyasa. Le peuple de Madras occupe aujourd’hui encore les places principales de la religion. Lorsque les habitants de l’Inde du nord se cachèrent dans bois et forêts, abandonnant trésors, divinités du foyer, épouses et enfants, devant le cri de guerre triomphant des envahisseurs musulmans, c’est dans le sud que la suzeraineté du roi de Vidyânagar fut établie plus ferme que jamais. Dans le Sud, aussi, est né le merveilleux Sâyanâchârya – qui par la force de ses bras vainquit les musulmans, remit le roi Bukka sur son trône. Ses sages conseils ont conféré la stabilité au royaume de Vidyanagar, et sa politique a établi la paix de l’État et une prospérité durable dans le Deccan. Son génie surhumain et son industrie extraordinaire ont produit les commentaires de l’ensemble des Védas. Ce merveilleux sacrifice, ce renoncement et ces recherches ont produit le traité védantin nommé Panchadashi − avec aussi le Sannyasin Vidyâranya Muni et Sayana[4]. La présidence de Madras est l’habitat de cette lignée tamoule dont la civilisation fut des plus anciennes, et dont une branche, appelée les Sumériens, déploya une vaste civilisation sur les rives de l’Euphrate dans des temps très anciens ; leur astrologie, leur tradition religieuse, la morale, les rites, etc., ont fourni les bases des civilisations assyrienne et babylonienne ; leur mythologie a été la source de la Bible chrétienne. Une autre branche s’est répandue sur la côte de Malabar et a donné naissance à la merveilleuse civilisation égyptienne ; les Aryens sont également redevables à cette lignée à bien des égards. Leurs temples colossaux dans le Sud proclament le triomphe des sectes Veera Shaiva et Veera Vaishnava. La grande religion vaishnava de l’Inde provient également d’un paria tamoul – Shathakopa – qui était marchand d’outils à vanner, mais aussi un yogi dans le même temps. Et les alvars[5] et dévots tamouls obligent toujours au respect de toute la secte vaishnava. Aujourd’hui encore, l’étude des systèmes dvaita, vishishtâdvaita et advaita du vedanta est plus pratiquée dans le sud de l’Inde que partout ailleurs. Encore maintenant, la soif de religion est plus forte ici que dans n’importe quel autre endroit.

Dans la nuit du 24 juin, notre navire a atteint Madras. En me levant ce matin, j’ai constaté que nous étions dans l’espace portuaire de Madras. À l’intérieur du port, la mer était calme mais à l’extérieur des vagues imposantes rugissaient et en se précipitant parfois contre les môles du port, elles se projetaient jusqu’à environ cinq mètres de haut en l’air pour se briser en un tas d’écume. En face on voit la célèbre Strand Road de Madras. Deux inspecteurs de police européens, un jamadar[6] de Madras et une douzaine de gendarmes sont montés à bord de notre navire. Ils m’ont dit avec une grande courtoisie que les « autochtones » n’étaient pas autorisés à débarquer sur le rivage, alors que les Européens l’étaient. Un « indigène », quel qu’il soit, a de si mauvaises habitudes qu’il y a un risque fort qu’il soit porteur de la bactérie de la peste ; mais les Madrasis ont demandé un permis spécialement pour moi, et ils devraient l’obtenir. Peu à peu, les amis de Madras ont commencé à s’approcher de notre navire sur des bateaux en petits groupes. Comme tout contact était strictement interdit, nous ne pouvions parler que du navire, en gardant un peu d’espace entre nous. J’ai retrouvé tous mes amis − Alasinga, Biligiri, Narasimachary, Dr Nanjunda Rao, Kidi – et d’autres sur les bateaux. Des paniers de mangues, de bananes plantains, de noix de coco, de riz cuit et de caillé, et des tas de friandises sucrées et salées, etc. ont commencé à parvenir. Peu à peu, la foule s’est épaissie — hommes, femmes et enfants dans des bateaux partout. J’ai aussi retrouvé M. Chamier, mon ami anglais qui est arrivé à Madras en tant qu’avocat. Ramakrishnananda[7] et Nirbhayananda ont fait quelques voyages près du navire. Ils ont insisté pour rester sur leur bateau toute la journée sous un chaud soleil, j’ai dû protester et ils ont alors abandonné l’idée. Alors des nouvelles sont arrivées et une non-autorisation de débarquer pour moi, la foule de bateaux a commencé à augmenter plus encore. Moi aussi, j’ai commencé à ressentir l’épuisement à me tenir contre le bastingage pendant trop de temps. Alors j’ai fait mes adieux à mes amis de Madras et je suis rentré dans ma cabine. Alasinga n’a pas eu l’occasion de me consulter sur le Brahmavadin[8] et le service à Madras ; il a donc prévu de m’accompagner à Colombo. Quand le navire a quitté le port le soir, j’ai entendu un grand cri, et en regardant depuis le hublot, j’ai constaté qu’environ un millier d’hommes, femmes et enfants de Madras étaient assis sur les quais et ont poussé ce cri d’adieu au moment où le navire est parti. Lors d’une occasion joyeuse, les Madrasis, comme les Bengalis, font aussi ce son particulier avec la langue, connu sous le nom d’ululation.

Voyage jusqu’à Ceylan

Il nous a fallu quatre jours pour aller de Madras à Ceylan. Cette houle et le soulèvement des vagues qui avaient commencé à partir de l’embouchure du Gange ont commencé à augmenter au fur et à mesure que nous avancions, et après que notre départ de Madras, l’augmentation continua davantage. Le navire a commencé à tanguer lourdement, et les passagers ont ressenti un terrible mal de mer, tout comme nos deux garçons bengalis. L’un d’eux était certain qu’il allait mourir, et nous avons dû le consoler, lui assurant, avec beaucoup de difficulté, qu’il n’y avait rien à craindre, car c’était une expérience assez commune et personne n’en est jamais mort. La deuxième classe, comme d’ordinaire, était juste au-dessus de l’hélice. Ces deux gars du Bengale, des indigènes, sont dans une cabine presque comme un trou noir, où ni l’air ni la lumière n’ont accès. Les garçons ne peuvent donc pas rester dans leur chambre et sur le pont le tangage est terrible. À chaque fois, lorsque la proue du navire s’enfonce dans le creux d’une vague et que la poupe est propulsée en l’air, l’hélice se dégage de l’eau et continue à tourner dans les airs, donnant une énorme secousse à l’ensemble du navire. Et la deuxième classe est alors secouée comme lorsqu’un rat est saisi et secoué par un chat.

Cependant, c’est la saison de la mousson. Plus le navire se dirige vers l’ouest, plus il lui faut rencontrer des bourrasques et du vent. Les gens à Madras avaient apporté beaucoup de fruits, et j’en ai donné la majeure partie aux garçons ainsi que les bonbons, le riz au lait caillé, etc. Alasinga s’est empressé d’acheter un billet et est monté à bord pieds nus. Il raconta qu’il portait des chaussures de temps en temps. Les us et coutumes diffèrent en fonction des pays. En Europe, c’est une grande honte pour les dames de montrer leurs pieds, mais elles ne ressentent pas cette discrétion lorsqu’il s’agit d’exposer la moitié de leur buste. Dans notre pays, la tête doit être couverte par tous les moyens, peu importe si le reste du corps est bien couvert ou non. Alasinga, l’éditeur du Brahmavadin, est un brahmane de Mysore de la secte Ramanuja, il a un penchant pour le rasam (soupe de lentilles aigre et piquante), sa tête est rasée, son front recouvert de la marque de la branche Thenkalai, et il a apporté avec lui, avec beaucoup de soin, comme préparation pour le voyage, deux petits paquets : dans l’un d’eux il y a du riz pilé frit, et dans un autre du riz sauté et des pois frits ! Son idée est d’en vivre durant le voyage à Ceylan, afin de ne pas entacher sa caste. Alasinga est déjà allé à Ceylan auparavant et au cours de ce séjour il a rencontré quelques ennuis ponctuels avec les gens de sa caste. C’est une caractéristique salvatrice dans le système de caste de l’Inde : si les personnes de sa propre caste n’ont pas d’opposition, personne d’autre n’a le droit de dire quoi que ce soit. Certaines castes de l’Inde du Sud comptent cinq cents âmes en tout, d’autres quelques centaines, voire un millier, et leur nombre est si réduit que faute de toute autre possibilité, ils épousent leurs nièces ! Lorsque les chemins de fer ont été introduits pour la première fois à Mysore, les brahmanes qui sont allés voir les trains de loin ont été déclarés parias ! Cependant, on trouve rarement des hommes comme notre Alasinga dans ce monde, si désintéressé, si travailleur et si dévoué à son gourou − un disciple obéissant est en effet très rare sur terre. Un Indien natif du Sud, la tête rasée pour laisser une touffe au centre, pieds nus, et portant le dhoti, est entré en première classe ; il se promenait de temps en temps sur le pont et quand il avait faim, il mâchait une partie du riz sauté et des pois ! Les serveurs du navire considèrent généralement tous les Indiens du Sud comme des chettis (marchands) et disent qu’ils ont beaucoup d’argent, mais ne dépensent rien en habits ou nourriture ! Mais les serveurs pensent qu’en notre compagnie, la pureté d’Alasinga, en tant que brahmane, est entachée. Et c’est vrai — car les Indiens du sud perdent une grande partie des rigueurs de leur caste à notre contact.

Ceylan – Sinhal[9]

Alasinga ne souffrit pas du mal de mer. Swami T. en souffrit un peu au début, mais il va bien. Ainsi, quatre jours se sont écoulés en discussions agréables et potins divers. Colombo se trouve devant nous. C’est Sinhal ou Sri Lanka. Sri Ramachandra traversa la mer jusqu’à Lanka en construisant un pont et conquit Ravana, son roi. Eh bien, j’ai vu ce pont, et aussi, dans le palais du Setupati Maharaja de Ramnad, la dalle de pierre sur laquelle Bhagavan Ramachandra a installé son ancêtre comme Setupati pour la première fois. Mais les bouddhistes de Ceylan de cette époque sophistiquée ne l’admettent pas. Ils disent que dans leur pays, il n’y a aucune tradition qui l’indique. Mais qu’importe leur déni ? L’autorité de nos « livres anciens » ne suffit-elle pas ? De plus, ils nomment leur pays Sinhal et non Lanka[10] − et comment pourraient-ils l’appeler ainsi ? Il n’y a de piquant ni dans leurs paroles, ni dans leur travail, ni dans leur nature, ni dans leur apparence ! Porter des robes, les cheveux tressés, et un grand peigne – tout à fait féminin comme apparence ! Et puis ils ont le corps mince, court et tendre de la femme. Sont-ils les descendants de Ravana et Kumbhakarna ! Pas du tout ! La tradition dit qu’ils ont émigré du Bengale − c’est parfait. Ce nouveau genre de personnes qui surgissent au Bengale − habillées comme des femmes, parlant avec des accents doux et délicats, marchant d’une démarche timide et chancelante, incapables de regarder quelqu’un en face et, depuis leur naissance, adonnées à l’écriture de poèmes d’amour et souffrant les affres de la séparation d’avec leur bien-aimée − eh bien, pourquoi ne vont-ils pas à Ceylan, où ils retrouveront leurs semblables ? Le gouvernement dort-il ? L’autre jour, il y a eu des échauffourées alors qu’on tentait d’arrêter quelques personnes à Puri. Pourtant, dans les villes, il y en a beaucoup à arrêter et à coffrer !

Il a existé un prince bengali très méchant, nommé Vijaya Sinha, qui se disputa avec son père et affréta un navire pour finalement arriver sur l’île de Ceylan avec quelques gars comme lui. Ce pays était alors habité par une tribu aborigène dont les descendants sont maintenant connus sous le nom de Bédouins. Le roi aborigène le reçut très cordialement et lui donna sa fille en mariage. Il resta alors tranquille un moment, puis une nuit, conspirant avec sa femme et un certain nombre de camarades, il prit le roi et sa cour par surprise et les massacra. Vijaya Sinha monta alors sur le trône de Ceylan. Mais sa méchanceté n’a pas pris fin ici. Après un certain temps, il se lassa de sa reine aborigène, et fit venir davantage d’hommes et de femmes de l’Inde, et lui-même épousa une femme nommée Anurâdhâ, rejetant sa première femme autochtone. Ensuite il finit par extirper toute la lignée des aborigènes, en les tuant presque tous et n’en laissant qu’un petit nombre qu’on peut encore rencontrer dans les forêts et la jungle. Ainsi, le nom Lanka est devenu Sinhal et la colonie de vauriens bengalis !

Après quelque temps, sous le régime de l’empereur Asoka, son fils Mahinda et sa fille Sanghamittâ, qui avaient fait le vœu de sannyasin, ont débarqué à Ceylan en tant que missionnaires religieux. Une fois arrivés, ils constatèrent que les gens étaient devenus plutôt barbares, et ils consacrèrent toute leur vie à les ramener à la civilisation autant que possible ; ils formulèrent de vraies lois morales et les convertirent au bouddhisme. Les Ceylanais sont rapidement devenus des bouddhistes très dévoués et ont construit une grande ville dans le centre de l’île qu’ils ont appelé Anuradhapuram. La vue des vestiges de cette ville frappe d’étonnement encore aujourd’hui : des stupas énormes, et des bâtiments en pierre délabrée s’étendent sur des kilomètres et des kilomètres à ce jour ; une grande partie est envahie par la jungle et n’a pas été encore dégagée. Des moines et des moniales, la tête rasée, le bol de mendicité à la main et vêtus de robes jaunes, se sont répandus dans tout Ceylan. Dans certains endroits, des temples colossaux ont été construits contenant une énorme image de Bouddha en méditation, de Bouddha prêchant la Loi, ou de Bouddha en position allongée – parvenant au nirvana. Les Ceylanais ont aussi peint, par espièglerie, sur les murs des temples, l’état supposé de ce qui se passe au Purgatoire – certains sont battus par des fantômes, d’autres sont sciés, ou brûlés, ou encore ébouillantés dans de l’huile chaude, ou écorchés – spectacle tout à fait repoussant ! Qui aurait pu deviner que dans une religion qui prêche « la non-violence comme la plus haute vertu », il y aurait place pour de telles choses ? C’est la même chose en Chine et aussi au Japon. Tout en prêchant abondamment en théorie de ne pas tuer, ils prévoient une telle panoplie de punitions que le cœur en est retourné. Une fois, un voleur entra par effraction dans la maison d’un homme du style « ne tuons pas ». Les garçons de la maison se sont emparés du voleur et l’ont roué de coups. Le maître, entendant le raffut, sortit sur le balcon et, après s’être enquis de ce qui se passait, s’écria : « Arrêtez de le battre, mes garçons. Ne le battez pas. Il n’y a pas de plus haute vertu que la non-violence ». La compagnie de ces jeunes non-tueurs cessa de frapper le voleur et demanda au maître ce qu’il fallait faire de lui. Le maître ordonna : « Mettez-le dans un sac et jetez-le à l’eau ». Le voleur, très obligé de cette indulgence humaine, les mains jointes dit : « Oh ! Grande est la compassion du maître ! »

J’avais entendu dire que les bouddhistes étaient des gens très calmes et tolérants de manière égale envers toute religion. Les prédicateurs bouddhistes qui viennent à Calcutta nous maltraitent avec des épithètes choisies même si nous leur témoignons un certain respect. Un jour, je prêchais à Anuradhapuram parmi des hindous – pas des bouddhistes – et dans une maidan[11] ouverte, pas une propriété quelconque – quand toute une foule de moines bouddhistes et de laïcs, hommes et femmes, sortit en frappant des tambours et des cymbales, déployant un tumulte terrible. La conférence a dû cesser, bien sûr, et il y avait un risque imminent d’effusion de sang. Avec beaucoup de difficulté, j’ai dû persuader les hindous que nous pourrions en tout cas pratiquer un peu la non-agression, si eux ne le faisaient pas. Enfin, l’affaire s’est terminée pacifiquement.

Peu à peu, les hindous tamouls du nord ont alors migré lentement à Ceylan. Les bouddhistes, se retrouvant dans des circonstances fâcheuses, ont quitté leur capitale pour établir une station en hauteur appelée Kandy, que les Tamouls leur ont aussi arrachée en un court laps de temps, puis ils ont placé un roi hindou sur le trône. Enfin vint des hordes d’Européens – Espagnols, Portugais et Néerlandais. En dernier lieu, les Anglais se sont fait rois. La famille royale de Kandy a été renvoyée à Tanjore, où ils vivent d’une pension et de mulagutanni rasam[12].

Dans le nord de Ceylan, il y a une grande majorité d’hindous, tandis que dans la partie sud, bouddhistes et eurasiens hybrides de différents types sont majoritaires. Le siège principal des bouddhistes est Colombo, la capitale actuelle, et celui des hindous est Jaffna. Les restrictions de caste sont moins nombreuses qu’en Inde ; les bouddhistes en ont quelques-unes concernant les mariages, mais aucune en matière de nourriture, pour laquelle les hindous observent certaines restrictions. Tous les bouchers de Ceylan étaient autrefois bouddhistes ; maintenant le nombre en a diminué du fait de la renaissance du bouddhisme. La plupart des bouddhistes changent actuellement leurs titres anglicisés pour des titres indigènes. Toutes les castes hindoues se sont mélangées et ont formé une seule caste hindoue, dans laquelle, comme chez les Jats pendjabis, on peut épouser une jeune femme de n’importe quelle caste – même une européenne. Le fils va dans un temple, met la marque tridentine sacrée sur son front, prononce « Shiva, Shiva » et devient hindou. Le mari peut être hindou, tandis que la femme est chrétienne. La chrétienne frotte quelques cendres sacrées sur son front, prononce « Namah Pârvatipatayé » Salutation à Shiva, et devient directement hindoue. C’est ce qui a fait que les missionnaires chrétiens sont si fâchés contre vous. Depuis leur arrivée à Ceylan, de nombreux chrétiens, mettant des cendres sacrées sur la tête et répétant Salutation à Shiva, sont devenus hindous et ont rejoint leur caste. Advaitavâda et vira-shaivavâda sont les religions dominantes ici. À la place du mot Hindou, on doit dire Shiva. La danse religieuse et le sankirtana que Sri Chaitanya a introduit au Bengale ont leur origine dans le Sud, parmi la race tamoule. Le tamoul de Ceylan est pur tamoul et la religion de Ceylan est une religion tamoule tout aussi pure. Ce chant extatique d’une centaine de milliers d’hommes, leur chant d’hymnes dévotionnels à Shiva, le bruit d’un millier de mridangas[13] avec le son métallique de grandes cymbales, la danse frénétique de ces tamouls athlétiques couverts de cendres et aux yeux rouges avec des chapelets robustes de perles rudrâksha sur leur cou, ressemblant à la grande dévote, Hanuman – vous ne pouvez pas l’imaginer à moins de voir en personne ce phénomène.

Nos amis de Colombo ayant obtenu un permis pour notre débarquement, nous sommes descendus de bateau et avons rencontré nos amis sur place. Sir Coomaraswamy est le personnage le plus important parmi les hindous : sa femme est une dame anglaise, son fils marche pieds nus et porte les cendres sacrées sur son front. M. Arunachalam et d’autres amis sont venus me rencontrer. Longtemps après, j’ai partagé du mulagutanni et de la noix de coco royale[14]. Ils ont mis des noix de coco vertes dans ma cabine. J’ai rencontré Mme Higgins et visité son pensionnat pour filles bouddhistes. J’ai également visité le monastère et l’école de notre vieille connaissance, la comtesse de Canovara. La maison de la comtesse est plus spacieuse et meublée que celle de Mme Higgins. La comtesse a investi son propre argent, tandis que Mme Higgins a recueilli l’argent en mendiant. La comtesse elle-même porte un tissu gerua à la façon d’un sari bengali. J’ai découvert que les bouddhistes de Ceylan ont suivi cette mode en remarquant les femmes déambuler en portant toutes ce même sari bengali.

Le principal lieu de pèlerinage pour les bouddhistes est le Dalada Maligawa ou Temple de la Dent à Kandy, qui contient une dent du Seigneur Bouddha. Les Ceylanais disent qu’elle était d’abord dans le temple de Jagannath à Puri et que, après de nombreuses vicissitudes, elle arriva à Ceylan, sans que cela ne soit pas un petit problème. Maintenant, elle repose en toute sécurité. Les Ceylanais ont conservé de bons registres de leur histoire, pas comme ceux de la nôtre – seulement des histoires à dormir debout. Les Écritures bouddhistes sont aussi bien conservées ici dans l’ancien dialecte magadhi. De là, la religion bouddhiste s’est étendue à la Birmanie, au Siam et à d’autres pays. Les bouddhistes ceylanais ne reconnaissent que Shâkyamuni mentionné dans leurs Écritures et tentent de suivre ses préceptes. Contrairement aux habitants du Népal, du Sikkim, du Bhoutan, du Ladakh, ou de la Chine et du Japon, ils n’adorent pas Shiva et ne connaissent pas le culte accompagné de mantras mystiques de déesses telles que Tara Devi et ainsi de suite. Mais ils croient en la possession par les esprits et des choses de ce genre. Les bouddhistes se sont maintenant divisés en deux écoles, le Nord et le Sud ; l’école du Nord s’appelle le mahâyâna, et l’école du Sud, comprenant les Ceylanais, les Birmans, les Siamois, etc., le hinayâna. La branche mahâyâna adore seulement le nom de Bouddha ; leur véritable culte est Tara Devi et Avalokiteshvara (les Japonais, les Chinois et les Coréens l’appellent Wanyin) ; il y est beaucoup fait usage de rites cryptiques divers et de mantras. Les Tibétains sont les vrais démons de Shiva. Ils adorent tous les dieux hindous, jouent du damaru[15], conservent des crânes humains, soufflent dans des cornes faites en os de moines morts, s’adonnent largement au vin et à la viande, exorcisent toujours les mauvais esprits et guérissent les maladies au moyen d’incantations mystiques. En Chine et au Japon, sur les murs de tous les temples, j’ai observé divers mantras monosyllabiques écrits en grosses lettres dorées, qui ressemblent tellement aux caractères bengalis que vous pouvez facilement faire le rapprochement.

 

Alasinga est rentré à Madras et nous aussi, nous sommes remontés à bord de notre navire, avec de quelques citrons du verger de Coomaraswamy, quelques noix de coco royale, et deux bouteilles de sirop, etc. en cadeau. (Le dieu Kartikeya a divers noms, tels que Subrahmanya, Kamâra Swâmi etc. Dans le Sud, l’adoration de ce dieu est très en vogue : ils l’appellent Kartikeya une incarnation de la formule sacrée Om.)

 

 

 

 

                                                                                                                                                                                                                           Vedānta 222 - Mai 2021  

                                                                                                                                                                                         

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[1] Dans le Durgâ-Saptashati, démon dont chaque goutte de sang tombant à terre produisait un autre démon identique.

[2] Rakhine State, sur la côte ouest de l’actuel Myanmar, autrefois la Birmanie.

[3] Population du royaume d’Arakan correspondant aux Marmas aujourd’hui.

[4] Selon certains auteurs, Sayana, le commentateur des Vedas, était le frère de Vidyaran Muniya.

[5] Littéralement « ceux qui sont immergés en l’amour de Dieu ».

[6] Gradé de l’armée indienne.

[7] Disciple direct de Ramakrishna et fondateur du Math de Chennai.

[8] Voir plus loin sur ce sujet.

[9] Sri Lanka aujourd’hui.

[10] Lanka signifie “piments” au Bengale.

[11] Espace ouvert en dehors de la ville utilisé pour des réunions ou conférences.

[12] Soupe d’Inde du Sud.

[13] Sorte de tambour indien.

[14] Variété de noix de coco du Sri Lanka.

[15] Petit tambour indien en forme de sablier.