
Départ vers Suez (de Colombo à Suez en passant par Aden)
Le navire a quitté Colombo au matin du 25 juin. Nous devrions maintenant rencontrer des conditions météo de mousson complète. Plus notre navire avance, plus la tempête augmente et plus le vent hurle fortement − il pleut sans cesse et nous sommes enveloppés d’obscurité ; d’énormes vagues se précipitent sur le pont du navire avec un bruit effrayant, de sorte qu’il est impossible de rester sur le pont. La table des repas a été divisée en petits carrés au moyen de cloisons en bois, placées dans le sens de la longueur et dans le sens de la largeur, appelées des bricoles, et la nourriture saute par-dessus. Le vaisseau grince, comme s’il allait se briser en mille morceaux. Le capitaine a dit : « Eh bien, cette année, la mousson semble être exceptionnellement rude ». Le capitaine est quelqu’un de très intéressant, il a navigué de nombreuses années en mer de Chine et dans l’océan Indien ; un gars très divertissant, très intelligent qui raconte des histoires à dormir debout. De nombreuses histoires de pirates – comme celle des coolies chinois habitués à tuer tous les officiers, piller le navire et s’échapper – et autres histoires du même genre. Et il n’y a rien d’autre à faire, car lire ou écrire, c’est hors de question avec ce fort roulement. Il est extrêmement difficile de s’asseoir à l’intérieur de la cabine : la fenêtre a été fermée de peur que les vagues entrent. Un jour, Swami T. l’a gardé légèrement entrouverte et une vague est partiellement entrée inondant toute la cabine ! Comment décrire le roulage et le tangage sur le pont ! N’oubliez pas dans quelle mesure le travail pour Udbodhan[1] peut se faire au milieu de telles conditions.
Il y a deux passagers missionnaires chrétiens sur notre navire, l’un est un Américain, avec sa famille − un homme très bon, nommé Bogesh. Il est marié depuis sept ans, et a six enfants. Les serveurs disent que c’est une grâce divine particulière – mais les enfants pensent peut-être autrement. Mme Bogesh installe un lit miteux et y fait s’allonger les enfants puis elle s’en va. Ils se salissent et roulent sur le pont, tout en hurlant. Les passagers sur le pont sont toujours agacés et ne peuvent pas marcher sur le pont, de peur de marcher sur l’un des enfants Bogesh. Le plus jeune bébé est allongé dans un panier carré aux côtés relevés, tandis que M. et Mme Bogesh sont assis dans un coin pendant quatre heures, blottis l’un contre l’autre. On a du mal à comprendre votre civilisation européenne. Si nous nous rinçons la bouche ou nous lavons les dents en public, ils disent que c’est barbare, que ces choses doivent être faites en privé. D’accord, mais n’est-il pas aussi décent d’éviter des actes, comme celui mentionné ci-dessus, en public. Et vous courez après cette civilisation ! Cependant, vous ne pouvez pas comprendre ce qu’un bon protestantisme a fait à l’Europe du Nord, à moins de voir le clergé protestant. Si cent millions d’Anglais meurent, et que seuls les pasteurs survivent, en vingt ans cent millions d’autres Anglais surgiront !
En raison du roulement du navire, la plupart des passagers souffrent de maux de tête. Une petite fille nommée Tootle accompagne son père ; elle a perdu sa mère. Notre Nivedita est devenue la mère de Tootle et des enfants Bogesh. Tootle a été élevée à Mysore par son père qui est planteur. Je lui ai demandé : « Tootle, comment vas-tu ? » Elle a répondu : « Ce bungalow n’est pas bon et roule beaucoup, ça me rend malade. »
Pour elle, chaque maison est un bungalow. Faute de soins, un enfant Bogesh malade souffre particulièrement ; le pauvre petit subit le roulis sur le pont toute la journée. Le vieux capitaine sort de temps en temps de sa cabine et le nourrit de soupe avec une cuillère et, désignant les maigres jambes de l’enfant, dit : « Comme cet enfant est malade – quelle triste négligence ! »
Beaucoup désirent le bonheur éternel. Mais si le bonheur était éternel, la misère aussi serait éternelle, ne l’oublions pas. Pourrions-nous dans ce cas avoir jamais atteint Aden ! Heureusement, ni le bonheur ni la misère ne sont éternels ; donc, malgré le fait que nos six jours de voyage se prolongent en quatorze jours, et malgré le terrible vent pluvieux qui nous secoue nuit et jour, nous sommes enfin parvenus à Aden. Plus nous nous éloignions de Colombo, plus la tempête et la pluie augmentaient, plus le ciel était nébuleux, et le vent et les vagues devenaient violents ; il était presque impossible pour le navire d’avancer : le vent et les vagues atteignant des sommets, sa vitesse a été réduite de moitié. Près de l’île de Socotra, la mousson fut au pire. Le capitaine a fait remarquer que c’était le centre de la mousson, et que si nous pouvions le passer, nous devrions progressivement atteindre des eaux plus calmes. Et c’est ce qui arriva. Le cauchemar prit fin.
Le soir du 8, nous sommes arrivés à Aden. Personne, blanc ou noir, n’est autorisé à débarquer, aucune cargaison n’est autorisée à entrer dans le navire. Et il n’y a pas beaucoup de choses à voir ici. Il n’y a que des étendues de sable désertes, qui ont un petit air de Rajasthan, sans arbres, ni collines ni verdure. Entre les collines, il y a des forts et des casernes de soldats. En face, hôtels et magasins sont disposés en forme de croissants, que l’on peut voir depuis le navire. Beaucoup de navires sont à l’ancre : parmi eux, un bâtiment de guerre anglais, et un autre allemand sinon ce sont des cargos ou des navires de passagers. J’avais visité la ville la dernière fois. Derrière les collines se trouvent les habitations et le bazar. À quelques kilomètres de là, il y a de grandes fosses creusées sur le flanc des collines, où l’eau de pluie s’accumule. Autrefois, c’était la seule source d’eau. Maintenant, au moyen d’un appareil, ils distillent l’eau de mer et obtiennent une bonne eau douce qui, cependant, est très chère. Aden est comme une ville indienne, avec un fort pourcentage de civils et militaires indiens. Il y a un bon nombre de commerçants parsis et de marchands sindhis. Aden est un site très ancien : l’empereur romain Constant y envoya un groupe de missionnaires pour prêcher le christianisme. Puis les Arabes se soulevèrent et tuèrent ces chrétiens, après quoi l’empereur romain demanda au roi d’Abyssinie − longtemps un pays chrétien − de les punir. Le roi abyssin envoya une armée et punit sévèrement les Arabes d’Aden. Ensuite, Aden passa entre les mains des rois samanides de Perse. Ils sont connus pour avoir en premier lieu creusé ces fosses dans lesquelles l’eau est recueillie. Puis, avec l’expansion de l’islam, Aden passa entre les mains des Arabes. Après un certain temps, un général portugais essaya en vain de conquérir la ville. Puis le sultan de Turquie fit de l’endroit une base navale dans le but d’expulser les Portugais de l’océan Indien.
Elle est alors repassée en possession du souverain arabe voisin. Par la suite, les Anglais en firent l’acquisition et construisirent la ville actuelle. Désormais, les navires de guerre de toutes les nations puissantes croisent partout dans le monde, et chacun veut donner de la voix dans tous les problèmes qui se posent dans n’importe quelle partie du monde. Chaque nation veut sauvegarder sa suprématie, son intérêt politique et son commerce. De temps à autre, ils ont donc besoin de charbon. Comme il est impossible de s’approvisionner en charbon auprès d’un pays avec qui on est en guerre, chaque puissance veut avoir son propre site de charbon. Les Anglais occupent les meilleurs sites ; les Français ceux du niveau en-dessous ; et les autres puissances européennes ont sécurisé, et sécurisent, leurs propres sites soit par force soit par achat, soit par offre amicale. Le canal de Suez est aujourd’hui le lien entre l’Europe et l’Asie, et il est sous le contrôle de la France. Par conséquent, les Anglais ont fait d’Aden leur position forte, et les autres puissances ont chacune installé également une base pour elles-mêmes le long de la mer Rouge. Il arrive que cette rage de conquête ait des conséquences désastreuses. L’Italie, foulée par les pieds étrangers pendant sept siècles, se tenait sur ses jambes après d’énormes difficultés. Mais très vite, elle s’est monté la tête et elle a été prise d’ambition de conquête étrangère. En Europe, il est impossible qu’une nation s’empare d’un lopin de terre appartenant à une autre nation, car toutes les puissances se ligueraient pour écraser l’usurpateur. En Asie aussi, les grandes puissances − Anglais, Russes, Français et Néerlandais − ont laissé peu d’espace inoccupé. Aujourd’hui, il ne reste que quelques morceaux de l’Afrique, vers lesquels l’Italie dirige ses regards. Elle a d’abord essayé en Afrique du Nord, où elle a rencontré l’opposition de la France et s’est abstenue. Puis les Anglais lui donnèrent un terrain sur la mer Rouge, avec comme idée de derrière la tête que, de là, l’Italie pourrait absorber le territoire abyssin. L’Italie, elle aussi, est venue avec une armée. Mais le roi abyssin Manalik lui a flanqué une telle raclée que l’Italie a eu du mal à s’en sortir et à fuir l’Afrique. En outre, le christianisme russe et abyssin étant, comme on le prétend, très semblables, le tsar russe est au fond l’allié des Abyssins.
Notre vaisseau traverse maintenant la Mer Rouge. Le missionnaire a proclamé : « La Mer Rouge, que Moïse a traversé à pied en conduisant les juifs. Et l’armée que le Roi Pharaon a envoyé pour leur capture a été noyée dans la mer, après que les roues de leurs chars de guerre se sont embourbées. » − comme Karna dans l’histoire du Mahâbhârata. Il a ajouté que la science moderne pourrait désormais le prouver. Aujourd’hui, dans tous les pays, c’est devenu la mode de soutenir les miracles de la religion par des arguments scientifiques. « Mon ami, si ces phénomènes étaient le résultat de forces naturelles, où y aurait-il alors de la place pour l’intervention de votre dieu Yahveh ? Un grand dilemme ! S’ils s’opposent à la science, ces miracles ne sont que des mythes, et votre religion est fausse. Et s’ils sont confirmés par la science, la gloire de votre dieu devient superflue, ils ne sont alors rien de plus que tous les autres phénomènes naturels. » À cela, le pasteur Bogesh a répondu : « Je ne suis pas au courant de tous les développements sur ce point, je crois simplement. » C’est parfait, c’est acceptable. Mais il existe des personnes qui sont très aptes pour critiquer les opinions des autres et développer des arguments qui s’y opposent, mais lorsqu’il s’agit de leurs propres opinions, elles disent simplement : « Je crois seulement, mon esprit témoigne de leur véracité. » C’est tout simplement insupportables. Bah ! Quel est le poids de leur intelligence ? Zéro ! Ces personnes sont promptes à qualifier de superstition les croyances religieuses des autres, en particulier celles condamnées par les Européens, tandis que dans leur propre cas, elles concoctent des notions fantastiques de la divinité, et sont à côté de la plaque avec leurs idées sentimentales.
Le navire garde le cap au nord. Les bords de la Mer Rouge furent le centre d’une grande civilisation antique. D’un côté, il y a les déserts d’Arabie, de l’autre l’Égypte. L’Égypte antique, ce sont, il y a des milliers d’années, des Égyptiens qui, à partir de Punt[2], ont traversé la Mer Rouge. Ils n’ont cessé d’étendre leur royaume jusqu’à atteindre l’Égypte. L’expansion de leur pouvoir, de même que celle de leur territoire et de leur civilisation, fut prodigieuse. Les Grecs furent leurs disciples. Les merveilleux mausolées de ces rois, les pyramides, avec les figures du Sphinx, et même leurs cadavres sont conservés jusqu’à ce jour. Les peuples égyptiens de l’antiquité vivaient ici, avec des cheveux frisés et des boucles d’oreilles, vêtus de dhotis couleur neige sans ourlet. L’Égypte, scène mémorable où les Hyksos, les Pharaons, les empereurs perses, Alexandre le Grand, les Ptolémée, ainsi que les conquérants romains et arabes ont joué leur rôle. Depuis des siècles, leur histoire est gravée en détail en caractères hiéroglyphiques sur du papier papyrus, sur des blocs de pierre et sur des poteries.
C’est la terre qui adora Isis et sur laquelle Horus a prospéré. Selon les Égyptiens de l’Antiquité, le corps subtil des défunts est animé ; mais toute blessure causée au cadavre affecte le corps subtil, et la destruction du cadavre implique l’anéantissement total du corps subtil. C’est pourquoi ils ont pris tant de peine pour préserver les cadavres, et c’est la raison qui explique les pyramides des rois et des empereurs. Quelle technique ! Et quel travail ! − hélas en vain ! Attirés par les trésors, des voleurs ont pénétré à l’intérieur des pyramides et, déchiffrant les mystères des labyrinthes, ils ont volé les dépouilles royales. Cela ne date pas d’aujourd’hui : ce fut déjà l’œuvre des Égyptiens d’autrefois. Il y a environ cinq ou six siècles, les médecins juifs et arabes considéraient ces momies desséchées comme possédant de grandes vertus médicinales et ils les prescrivaient à des patients dans toute l’Europe. Aujourd’hui, peut-être est-ce l’authentique « mumia[3] » des méthodes de traitement unani et hakimi[4] ?
L’empereur Ashoka envoya des prédicateurs en Égypte sous le règne de la dynastie Ptolémée. Ils prêchaient la religion, guérissaient les maladies, étaient végétariens, vivaient célibataires et faisaient des disciples sannyasin. Ils en vinrent à fonder de nombreuses sectes − les thérapeutes, les esséniens, les manichéens, etc. ; le christianisme moderne en est issu. L’Égypte est devenue, pendant le règne ptolémaïque, le berceau de tout enseignement. S’y trouvait la ville d’Alexandrie, célèbre dans le monde entier pour son université, sa bibliothèque et ses lettrés – cette même Alexandrie qui, tombée aux mains de chrétiens illettrés, sectaires et vulgaires fut détruite, sa bibliothèque brûlée et réduite en cendres, éradiquant son enseignement ! Ces chrétiens ont fini par tuer la professeure Hypatie[5], profanant de manière abominable son cadavre, le traînant dans les rues jusqu’à ce que chaque morceau de chair soit retiré des os !
Au sud on trouve les déserts d’Arabie – la mère des héros. Avez-vous déjà vu un Arabe bédouin, avec sa cape, un grand foulard noué sur la tête par tout un assemblage de ficelles en laine ? Sa démarche, son maintien, son regard, vous ne les trouverez dans aucun autre pays. Des pieds à la tête il émane l’air libre du désert sans fin – tel est l’Arabe. Tandis que le sectarisme des chrétiens et la barbarie des Goths mettaient fin à l’ancienne civilisation grecque et romaine, tandis que la Perse essayait de cacher son pourrissement interne en le recouvrant couche après couche de feuilles d’or, tandis qu’en Inde le soleil resplendissant de Pataliputra et Ujjain se couchait, laissant quelques illettrés, souverains tyranniques, régner sur elle dans la corruption et d’affreuses obscénités, dans le culte de la luxure – quand tel était l’état du monde, cette race arabe insignifiante et semi-brutale s’est répandue comme un éclair sur la surface de la terre.
Ici, vous pouvez voir un bateau à vapeur venant de La Mecque, avec des pèlerins à son bord : un Turc vêtu à l’européenne, un Égyptien en costume semi-européen, un musulman syrien en tenue iranienne, et l’Arabe authentique revêtu jusqu’en dessous des genoux. Avant l’époque de Mahomet, il était d’usage de faire nu le tour de la Kaaba ; depuis, on doit s’envelopper d’un vêtement. C’est pour cette raison que nos musulmans laissent pendre leur pantalon. Le temps des Arabes est révolu. Un afflux continu de sang kaffir[6], sidi[7] et abyssin a modifié leur apparence, leur énergie, et tout le reste – l’arabe du désert s’est complètement dépouillé de son ancienne gloire. Ceux qui vivent dans le nord sont des citoyens pacifiques de l’état turc. Les sujets chrétiens du sultan détestent les Turcs mais aiment les Arabes. Ils disent que les Arabes sont ouverts à l’éducation, deviennent des gentlemen, et ne sont pas fauteurs de troubles, tandis que les vrais Turcs oppriment beaucoup les chrétiens.
Bien que le désert soit très chaud, sa chaleur n’accable pas. Elle ne pose pas de problèmes pourvu que vous protégiez le corps et la tête. La chaleur sèche non seulement n’accable pas, mais au contraire elle tonifie remarquablement. Les habitants du Rajasthan, d’Arabie et d’Afrique en sont l’illustration. Dans certaines contrées de Marwar, les hommes, le bétail, les chevaux, sont tous forts et de bonne stature. Arabes et Sidis font plaisir à voir. La chaleur humide, comme au Bengale, est accablante, et affaiblit les animaux.
Le nom même de Mer Rouge serre de terreur le cœur des passagers − il y fait terriblement chaud, surtout en été, comme c’est le cas maintenant. Tout le monde est assis sur le pont et chacun raconte l’histoire d’un terrible accident de sa connaissance. Le capitaine a surenchéri sur tous. Il raconta qu’il y a quelques jours, sur un bâtiment de guerre chinois traversant la Mer Rouge, le capitaine et huit marins qui travaillaient à la chaudière sont morts de chaleur.
En effet, ceux qui travaillent à la chaudière doivent non seulement se tenir auprès d’un puits de feu, mais subir aussi la terrible chaleur de la Mer Rouge. Parfois, ils courent comme des fous, se précipitent sur le pont, plongent dans la mer, et se noient ; parfois ils meurent de chaleur dans la salle des machines elle-même.
Ces histoires ont suffi à nous mettre hors de nous, ou presque. Heureusement, nous n’avons pas connu autant de chaleur. La brise, au lieu d’être un vent du sud, a continué à souffler du nord, c’était la brise fraîche de la Méditerranée.
Le 14 juillet, le navire a quitté la Mer Rouge et atteint Suez, avec en face le canal de Suez. Le bateau a une cargaison pour Suez. Or l’Égypte connaît en ce moment une épidémie de peste, dont nous portons peut-être les germes. Il y a donc un risque de contagion des deux côtés. Comparées aux précautions prises ici quant aux contacts mutuels, celles de notre pays ne sont rien. Les marchandises doivent être déchargées sans que le coolie de Suez ne touche le navire, ce qui a causé beaucoup d’ennuis supplémentaires pour les marins. Ils doivent servir de coolies, soulever la cargaison au moyen de grues et la déposer, sans toucher les bateaux de Suez qui la transportent à terre. L’agent de la Compagnie s’est approché du navire à bord d’une chaloupe, mais n’a pas été autorisé à monter à bord. Il parle, depuis la chaloupe, avec le capitaine qui reste à bord du navire. Vous devez savoir que ce n’est pas comme en Inde, où l’homme blanc est au-delà de la réglementation de la peste et tout le reste – c’est le début de l’Europe. Toutes les précautions sont prises par peur que la peste bubonique ne trouve une entrée dans ce paradis. La période d’incubation des germes de la peste est de dix jours ; de ce fait, la quarantaine dure dix jours. Nous avons cependant passé ce délai de sorte que la catastrophe a été évitée pour nous. Mais nous serons mis en quarantaine durant dix jours encore si nous touchons ne serait-ce qu’un seul Égyptien. Dans ce cas, aucun passager ne serait débarqué à Naples ou à Marseille. De ce fait, chaque étape du travail se fait à distance, sans aucun contact. Par conséquent, la lenteur du processus fait qu’il faudra toute la journée pour décharger la cargaison. Le navire, s’il est muni d’un projecteur, peut facilement traverser de nuit le canal ; mais pour que le projecteur soit installé, il faut que des gens de Suez touchent le navire : d’où dix jours de quarantaine. Le navire ne doit donc pas partir de nuit, et nous devons rester en l’état dans ce port de Suez pendant vingt-quatre heures ! C’est un très beau port naturel, entouré sur presque trois côtés par des buttes sablonneuses et des mamelons, et l’eau y est très profonde. D’innombrables poissons et des requins y nagent. Nulle part ailleurs dans le monde les requins sont aussi nombreux que dans ce port ou dans le port de Sydney, en Australie – ils sont prêts à avaler les hommes à la moindre occasion ! Personne n’ose descendre à l’eau. Les hommes, quant à eux, sont totalement opposés aux serpents et aux requins et ne laissent jamais filer une occasion de les tuer.
Le matin, avant même le petit déjeuner, nous avons appris que des gros requins suivaient le navire. Je n’avais jamais eu l’occasion de voir des requins vivants — la dernière fois que je suis venu ici, le navire n’est resté à Suez que très peu de temps, et près de la ville. Dès que nous avons entendu parler des requins, nous nous sommes précipités pour les voir. La deuxième classe se situe à l’arrière du navire, et sur le pont, hommes, femmes et enfants s’étaient attroupés, se penchant sur les balustrades pour voir les requins. Mais nos amis, les requins, s’étaient un peu éloignés lorsque nous arrivés, ce qui nous a beaucoup refroidis. Nous avons cependant remarqué des bancs d’une espèce de poisson dont la tête avait la forme d’un bec, et une autre espèce de très petits poissons en grande abondance. De temps en temps un gros poisson, ressemblant beaucoup à l’hilsa[8], volait comme une flèche çà et là. J’ai pensé que ce pouvait être un jeune requin mais, après enquête, j’ai découvert que ce n’était pas le cas. Son nom est bonite. J’avais bien sûr déjà lu à son sujet, notamment qu’il est importé au Bengale, en provenance des Maldives, comme poisson séché, sur des bateaux de grande taille. Le texte précisait aussi que sa viande est rouge et au goût très bon. Nous étions heureux de voir sous nos yeux son énergie et sa vitesse. Ce si gros poisson volait à travers l’eau comme une flèche, et chaque mouvement de son corps était perceptible dans cette eau de mer limpide. Nous avons ainsi observé les circuits de la bonite et les mouvements agités de petits poissons pendant vingt à trente minutes. Après une demi-heure, trois quarts d’heure, nous commencions à en être quasiment lassés lorsque quelqu’un proclama qu’il était là. Une douzaine de personnes ont crié : « Là, il arrive ! » Tournant mon regard, j’ai découvert qu’à une certaine distance une énorme chose noire se déplaçait vers nous, quinze à vingt centimètres sous la surface. Peu à peu, la chose s’est approchée de plus en plus. Son énorme tête plate était visible ; avec son mouvement massif, il n’avait rien en lui de la bonite voltigeuse. Mais après avoir tourné la tête, il fit un grand tour. Un poisson gigantesque à l’allure solennelle, avec devant lui un ou deux petits poissons, et plusieurs minuscules qui jouent sur son dos et sur tout son corps. Certains se cramponnent à son cou. C’est votre requin avec sa suite et ses disciples. Les poissons qui le précèdent sont appelés poissons pilotes. Leur devoir est de montrer au requin sa proie, et peut-être d’avoir la faveur de miettes de son repas. Mais quand on regarde les terribles mâchoires béantes du requin, on doute qu’ils reçoivent une grande faveur. Les poissons qui se déplacent avec le requin et grimpent sur son dos, ce sont les « ventouses ». Leur poitrine est en partie plate, ronde, de dix centimètres sur cinq, qui est sillonnée et rainurée, comme les semelles en caoutchouc de nombreuses chaussures anglaises. C’est par cette partie que le poisson s’applique au corps du requin et s’y colle, ce qui donne l’impression qu’ils grimpent sur le corps du requin et sur son dos. Ils sont censés se nourrir de vers, etc. qui se développent sur le corps du requin. Le requin doit toujours avoir dans sa suite ces deux sortes de poissons. Il ne les blesse jamais, les considérant peut-être comme ses disciples et ses compagnons. Un de ces poissons a été pêché avec un hameçon et une ligne. Quelqu’un a légèrement appuyé la semelle de sa chaussure contre sa poitrine et quand il a levé le pied, on a découvert que le poisson y adhérait. De la même manière, il se colle au corps du requin.
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Vedānta 223 - Juillet 2021
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[1] Revue de la Mission Ramakrishna à laquelle ce journal de voyage était destiné.
[2] Probablement Malabar.
[3] Nom de même origine que « momie » et qui désigne une préparation médicale. (NDT)
[4] Unani et hakimi sont les noms de deux médecines traditionnelles. (NDT)
[5] Hypatie d’Alexandrie (355/370- 415) philosophe, mathématicienne et astronome. (NDT)
[6] Terme arabe pour désigner l’incroyant. (NDT)
[7] Terme arabe pour désigner les personnes honorables d’Afrique du nord. (NDT)
[8] Une espèce de l’alose.