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Vedānta 224 - Journal de voyage de Swami Vivekananda

 

L’ardeur des passagers de deuxième classe a grimpé à un haut niveau. L’un d’eux est militaire et son enthousiasme ne connaît pas de limites. En fouillant le navire, ils ont découvert un crochet terrible – il dépasse les crochets qu’on utilise au Bengale pour récupérer les pots d’eau accidentellement tombés dans un puits. Ils y ont fermement attaché environ un kilo de viande avec une grosse corde, à laquelle un solide câble a été fixé, d’environ deux mètres et, au bout de tout ça, un gros morceau de bois était attaché pour servir de flotteur. Ensuite, le crochet avec le flotteur a été jeté à l’eau. En dessous du navire, un bateau de police veillait depuis notre arrivée qu’il n’y ait aucun contact entre nous et les gens à terre. Sur ce bateau, deux hommes s’étaient endormis tranquillement, ce qui avait provoqué beaucoup de moqueries chez les passagers. Ces deux hommes sont alors apparus comme de grands amis. Réveillé par des cris prodigieux, notre ami, l’Arabe, se frotta les yeux et se leva. Il se préparait à mettre un vêtement, pensant que des ennuis survenaient, quand il comprit qu’on lui demandait, avec tous ces cris, de pousser la poutre qui servait de flotteur pour attraper le requin avec le crochet, à faible distance. Il poussa alors un soupir de soulagement et, souriant jusqu’aux oreilles, il parvint avec une perche à pousser le flotteur à une certaine distance. Impatients, nous nous penchâmes par-delà la balustrade sur la pointe des pieds, dans l’attente anxieuse du requin − « regardant son avènement avec des yeux éperdus »[1] – et comme c’est toujours le cas quand on attend ardemment, nous avons subi un sort identique, autrement dit « le bien-aimé ne s’est pas présenté ». Mais toutes les misères prennent fin et, tout à coup, à une centaine de mètres du navire, quelque chose ressemblant au sac en cuir des porteurs d’eau, mais en beaucoup plus grand, est apparu au-dessus de la surface de l’eau, et immédiatement une clameur a retenti : « Voilà le requin ! » « Taisez-vous les gars, les filles aussi ! Le requin pourrait s’enfuir » « Hé, vous là-bas, pourquoi vous n’ôtez pas vos chapeaux blancs un instant ? Cela peut faire fuir le requin ».

Pendant que de tels cris parvenaient à nos oreilles, le requin, habitant de la mer salée, se précipita à proximité, comme un bateau voile au vent, en vue de rendre justice au morceau de porc attaché à l’hameçon. Deux mètres de plus et les mâchoires du requin touchaient l’appât. Mais la massive nageoire caudale s’est légèrement inclinée, et la course droit devant s’est infléchie en courbe. Hélas, le requin s’enfuit ! Une fois encore, la nageoire caudale s’est légèrement inclinée, et le corps gigantesque s’est retourné face à l’hameçon. Il se précipite alors dessus – la gueule béante, ça y est, il est sur le point de mordre à l’appât ! Une fois encore, la maudite nageoire s’est inclinée, et le requin s’est détourné, il prend de la distance. Il reprend encore son circuit et vient, gueule à nouveau béante ; regardez, il a pris maintenant l’appât dans ses mâchoires puis il s’est incliné sur le côté ; oui, il a avalé l’appât – tirez, tirez, quarante ou cinquante gars tirent ensemble, tirent de toutes leurs forces ! Quelle force énorme chez ce poisson, quel combat, et quelle énorme gueule ! Tirez, tirez ! Il est sur le point de venir au-dessus de la surface, il se tourne dans l’eau, et à nouveau se tourne sur le côté, tirez, tirez ! Hélas, il s’est extirpé de l’appât ! Le requin s’enfuit. Vraiment, quelles personnes difficiles vous êtes ! Vous ne pouviez pas attendre un peu et lui donner le temps d’avaler l’appât ! Vous avez été si impatients pour tirer, et si rapides, qu’il s’est retourné sur le côté ! Cependant, il ne sert à rien de pleurer sur le lait renversé. Le requin s’est débarrassé du crochet et il est clair qu’il est parti au loin. A-t-il donné une bonne leçon au poisson pilote ? Nous l’ignorons, mais le fait est que le requin s’en est sorti. Il était pareil à un tigre, avec ses rayures noires sur le corps. Cependant, « Tiger », en vue d’éviter le voisinage dangereux du crochet, a disparu, avec sa suite de pilotes et de ventouses.

Il n’est cependant pas nécessaire de renoncer à tout espoir car, juste après la retraite de « Tiger », un autre requin arrive, une énorme créature à tête plate. Hélas, les requins n’ont pas de langage ! Sinon, « Tiger » aurait sûrement fait étalage de son secret pour le nouveau venu et l’aurait ainsi averti. Il lui aurait certainement dit : « Hé, mon ami, méfies-toi de la nouvelle créature qui s’en vient là-bas, sa chair est succulente et savoureuse, mais quelle dureté dans ses os ! Je suis né et j’ai été élevé en requin pendant de nombreuses années et j’ai dévoré beaucoup d’animaux – vivants, morts, et à moitié morts – j’ai rempli mon estomac de beaucoup d’os, de briques, de pierres, et de trucs en bois mais, par rapport à ces os, tout est comme du beurre, je te le dis. Qu’est-il advenu de mes dents et de mes mâchoires ! »

Et ce disant, il aurait certainement montré au nouveau venu ses mâchoires béantes atteignant presque la moitié de son corps. Et l’autre, avec l’expérience caractéristique d’une plus grande maturité, lui aurait prescrit l’un ou l’autre des remèdes marins infaillibles tels que la bile d’un poisson, la rate d’un autre, un rafraichissant bouillon d’huîtres, etc. Mais comme rien de tel n’a eu lieu, nous devons conclure que soit les requins sont malheureusement dépourvus de langage, soit ils en ont un mais, comme il est impossible de parler sous l’eau, tant que certains caractères adaptés aux requins n’ont pas été inventés, un tel langage est impraticable. Ou il se peut que « Tiger », ayant ainsi tant fréquenté la compagnie des hommes, ait été aussi un peu imprégné de dispositions humaines et donc, au lieu de dire la vérité telle qu’elle est, il a demandé à « Tête-Plate », avec un sourire, s’il allait bien, et l’a salué… « Dois-je être le seul qu’on moque ? ».

 

Comme dit un poème bengali : « D’abord vient Bhagiratha soufflant dans sa conque, puis arrive Mère Ganga assurant ses arrières » etc. Eh oui, bien sûr, personne n’a soufflé dans la conque, mais d’abord vient le poisson pilote, et derrière viennent « Flat-Head », avec son corps massif et, tout en rond autour de lui, la danse des poissons ventouses. Ah, qui pourrait résister à un appât si tentant ? La surface de la mer, sur cinq mètres de diamètre, brille, recouverte d’une pellicule de graisse, et c’est dire – selon « Tête-Plate » lui-même – jusqu’où son parfum se répand. D’ailleurs, c’est un tel spectacle ! Du blanc, du rouge et du jaune – le tout en un seul lieu ! C’est vraiment du porc anglais, attaché autour d’un énorme crochet noir, se balançant dans l’eau d’une façon très tentante !

 

Silence maintenant, que personne ne bouge, et veillez à ne pas vous précipiter. Prenez soin de rester près du câble. Ça y est, le requin s’approche du crochet, examine l’appât, et le prend dans ses mâchoires ! Laissez-le faire. Silence – maintenant il se tourne de côté – regardez, il l’avale tout entier, silence – laissez-lui le temps de l’avaler. Puis, comme « Tête-Plate », après s’être tourné de côté, avait tranquillement avalé l’appât, et qu’il était sur le point de partir, il y eut immédiatement une traction en arrière ! « Tête-Plate », étonné, secoua la tête et voulut rejeter l’appât, mais cela a aggravé les choses ! Le crochet le transperça, et d’en haut, des hommes, jeunes et vieux, commencèrent à tirer violemment sur le câble. Regardez, la tête du requin est au-dessus de l’eau – tirez, mes amis, tirez ! Ça y est, environ la moitié du corps du requin est au-dessus de l’eau ! Oh, quelles mâchoires ! On dirait qu’il n’est que gorge et mâchoires ! Arrêtez ! Ah, tout son corps est sorti de l’eau. Ça y est, le crochet a percé et transpercé ses mâchoires – tirez ! Attendez, attendez ! – Hé, vous, le batelier de la police arabe, pourquoi ne pas attacher une corde autour de sa queue ? – C’est un monstre si énorme qu’il est difficile de le hisser autrement. Attention, mon frère, un coup de cette queue suffirait à fracturer la jambe d’un cheval ! Arrêtez – Oh, il est si lourd ! Bon Dieu, qu’y a-t-il à présent ! En effet, qu’est-ce qui pend sous le ventre du requin ? Ne seraient-ce pas ses entrailles ! Son propre poids les a extirpées ! Très bien, coupez-les, et laissez-les à la mer, cela allègera son poids. Arrêtez, frères ! Oh, une vraie fontaine de sang ! Non, il ne sert à rien d’essayer de sauver les vêtements. Tirez, il est presque à portée de main. Maintenant, mettez-le sur le pont ; attention, mon frère, sois très prudent, qu’il ne charge personne, il pourrait mordre un bras entier ! Et méfies-toi de sa nageoire caudale ! Maintenant, relâchez la corde – un bruit sourd ! Seigneur ! Quel gros requin ! Et c’est avec ce bruit sourd qu’il est tombé à bord du vaisseau ! Eh bien, on ne peut pas être trop prudent – frappez sa tête avec cette poutre – hé, militaire, vous êtes un soldat, vous êtes fait pour cela. – « Affirmatif ». Le passager militaire, le corps et les vêtements maculés de sang, leva la poutre et commença à asséner de terribles coups sur la tête du requin. Et les femmes continuaient de s’écrier : « Oh ! Comme c’est cruel ! Ne le tuez pas ! » et ainsi de suite, sans toutefois jamais cessé de regarder le spectacle. Que cette horrible scène s’arrête ici. Comment le requin a été éventré, comment un torrent de sang s’en est écoulé, comment le monstre a continué à remuer et à gigoter pendant longtemps, même après que ses entrailles et son cœur ont été arrachés et son corps démembré, comment est sorti de son estomac un tas d’os, de peau, de chair, et de bois, etc. – laissons tout cela. Il suffit de dire que j’ai eu mon repas presque gâché ce jour-là – tout sentait le requin.

 

Ce canal de Suez est un triomphe de l’ingénierie des canaux. Il a été creusé par un ingénieur français, Ferdinand de Lesseps. En reliant la Méditerranée à la Mer Rouge, il a grandement facilité le commerce entre l’Europe et l’Inde.

De toutes les causes qui ont contribué, depuis l’Antiquité, à l’état actuel de la civilisation humaine, le commerce avec l’Inde est peut-être la plus importante. Depuis des temps immémoriaux, l’Inde a devancé tous les pays en raison de sa fécondité et de ses industries commerciales. Jusqu’au siècle dernier, toute la demande mondiale de tissu de coton, de jute, d’indigo, de laque, de riz, de diamants, de perles, etc. était habituellement fournie par l’Inde. En outre, aucun autre pays que l’Inde n’était capable de produire d’excellents tissus de soie et de laine, comme le kincob, etc. L’Inde était également la terre productrice de diverses épices telles que les clous de girofle, la cardamome, le poivre, la muscade et le macis. Naturellement donc, depuis la plus haute Antiquité, tous les pays, quelle que soit l’époque de leur civilisation, dépendaient de l’Inde pour ces produits. Ce commerce suivait généralement deux routes principales : l’une à travers terre, via l’Afghanistan et la Perse, l’autre par voie maritime, via la Mer Rouge. Après sa conquête de la Perse, Alexandre le Grand dépêcha un général nommé Niarchus pour explorer une route maritime, à partir de l’embouchure de l’Indus, qui traverse l’océan et la Mer Rouge. La plupart des gens ignorent dans quelle mesure l’opulence des pays anciens comme Babylone, la Perse, la Grèce et Rome dépendait du commerce indien. Après la chute de Rome, Bagdad en territoire musulman, Venise et Gênes en Italie, sont devenus les principaux marchés occidentaux du commerce indien. Et quand les Turcs devinrent maîtres de l’Empire romain et fermèrent aux Italiens la route commerciale vers l’Inde, Christophe Colomb, un Espagnol ou un Génois, a essayé d’explorer une nouvelle route vers l’Inde à travers l’Atlantique, ce qui a abouti à la découverte du continent américain. Même après avoir atteint l’Amérique, Christophe Colomb ne put se défaire de l’idée que c’était l’Inde. C’est ainsi que les aborigènes d’Amérique sont à ce jour appelés Indiens. Dans les Vedas, nous trouvons les deux noms, « Sindhu » et « Hind », pour l’Indus ; les Perses les ont transformés en « Hindou » et les Grecs en « Indus », d’où nous avons dérivé les mots Inde et indien. Avec la montée de l’islam, le mot « hindou » s’est dégradé et signifie « un homme à la peau foncée », comme c’est le cas avec le mot « indigène » maintenant.

Les Portugais, dans l’intervalle, ont découvert une nouvelle route vers l’Inde, doublant l’Afrique. La fortune de l’Inde sourit au Portugal – puis vint le tour des Français, des Hollandais, des Danois et des Anglais. Le commerce indien, les recettes indiennes, tout est maintenant entre les mains des Anglais ; c’est ainsi qu’elle est devenue aujourd’hui la première de toutes les nations. Mais maintenant, les produits indiens sont cultivés dans des pays comme l’Amérique et ailleurs, encore mieux qu’en Inde, et l’Inde a donc perdu quelque chose de son prestige. Les Européens ne sont pas disposés à admettre que l’Inde, l’Inde des « indigènes », soit le principal moyen et la principale ressource de leur richesse et de leur civilisation ; c’est un fait qu’ils refusent d’admettre, voire de comprendre. Nous aussi, de notre côté, nous ne devons pas cesser de leur apporter cela chez eux.

Pensez bien à ceci : ces insouciantes classes inférieures de l’Inde – les paysans, les tisserands et les autres, qui ont été conquis par des étrangers et sont méprisés par leur propre peuple – ce sont elles qui, depuis des temps immémoriaux, travaillent en silence, sans même obtenir la rémunération de leur travail ! Mais quels grands changements se produisent lentement, partout dans le monde, dans la continuité de la loi de la nature ! Les pays, les civilisations et la suprématie sont en pleine révolution. Les classes laborieuses de l’Inde, à la suite de leur silence, de leurs constants travaux, ont permis à Babylone, la Perse, Alexandrie, la Grèce, Rome, Venise, Gênes, Bagdad, Samarkand, l’Espagne, le Portugal, la France, le Danemark, la Hollande, et l’Angleterre d’atteindre successivement suprématie et éminence ! Et vous ? – Eh bien, qui se soucie de penser à vous ! Mon cher Swami, vos ancêtres ont écrit quelques œuvres philosophiques, écrit une douzaine d’épopées, ou construit un certain nombre de temples – c’est tout, et vous déchirez le ciel avec des cris triomphaux ; tandis que ceux qui par leur sang ont contribué à tous les progrès qui ont été réalisés dans le monde, eh bien, qui se soucie de les louer ? Les héros conquérants de la spiritualité, ceux de la guerre et ceux de la poésie sautent aux yeux et l’humanité leur rend hommage. Mais ce sur quoi personne ne jette un œil, là où personne ne donne un mot d’encouragement, ce que tout le monde déteste – vivre dans de telles circonstances et faire preuve d’une patience sans bornes, d’un amour infini, d’un sens pratique intrépide, notre prolétariat qui fait son devoir jour et nuit, sans le moindre murmure – eh bien, n’y a-t-il pas de l’héroïsme dans tout cela ? Beaucoup s’avèrent être des héros quand ils ont une grande tâche à accomplir. Même un lâche abandonne facilement sa vie, et l’homme le plus égoïste se comporte de manière désintéressée, quand il y a foule pour les encourager ; mais béni est en effet celui qui manifeste le même désintéressement et le même dévouement dans son devoir dans le plus petit des actes, inconnu de tous – et c’est vous qui formez réellement ces classes laborieuses toujours méprisées en Inde ! Je m’incline devant vous.

Ce canal de Suez est aussi quelque chose de la haute Antiquité. Pendant le règne des Pharaons en Égypte, un certain nombre de lagunes ont été reliées les unes aux autres par un canal qui a permis de relier les deux mers. Sous l’Empire romain, en Égypte encore, des tentatives ont été faites plusieurs fois pour maintenir ouvert ce canal. Puis le général musulman Amru, après sa conquête de l’Égypte, a creusé le sable et a changé certaines caractéristiques du canal, de sorte qu’il en est devenu presque transformé.

Après cela, personne n’y a prêté beaucoup d’attention. Le canal actuel a été fouillé par Khédive Ismail d’Égypte, le vice-roi du sultan de Turquie, grâce aux conseils des Français, et surtout grâce à leurs capitaux. La difficulté avec ce canal est qu’en raison de sa course à travers un désert, il se remplit régulièrement de sable. Un seul navire marchand de bonne taille peut le traverser à la fois, et on dit que les très grands bâtiments de guerre ou marchands ne peuvent jamais le traverser. Maintenant, en vue d’empêcher les navires entrants et sortants d’entrer en collision les uns avec les autres, le canal a été entièrement divisé en sections, et aux deux extrémités de chaque section il y a des espaces ouverts assez larges pour que deux ou trois navires mouillent ensemble. Le siège social est à l’entrée de la Méditerranée, et il y a des gares dans chaque section comme les gares de chemins de fer. Dès qu’un navire entre dans le canal, des messages sont continuellement câblés à ce siège social, avec des rapports sur le nombre de navires arrivant et sortant, leur position à des moments particuliers transmis par télégraphe, et le tout marqué sur une grande carte. Pour éviter qu’un navire entre en collision avec un autre, aucun navire n’est autorisé à quitter une station sans un signal clair.

Le canal de Suez est aux mains des Français. Bien que la majorité des actions de la Société du Canal soient désormais détenues par des Anglais, toutefois, suite à un accord politique, l’ensemble de sa direction appartient aux Français.

 

 

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[1] D’après Jayadeva, le célèbre poète et sanscritiste du Bengale.

 

 

                                                                                                                                                                                                                                                             Vedānta 224 - Septembre 2021