Bases spirituelles du karma

Bases spirituelles du karma

karma et karma yoga 

Par Swâmi Siddheswarananda

Résumé d’une causerie donnée le 17 juin 1939, à Paris

« Dans la causerie antérieure, j’ai déjà dit que l’idée de « karma » a été, d’une façon générale, très mal comprise en Europe et j’estime qu’il est utile de revenir encore sur ce point. En effet, on a bien souvent présenté le karma comme une forme du destin : on en a fait une sorte de fatalisme inéluctable. Pour de nombreuses personnes, le karma  ne serait, en fin de compte, qu’une punition, une action de police : ce serait la rétribution des péchés autrefois commis et il serait impossible de s’y soustraire. Or, cette fausse interprétation est aussi, je dois le reconnaître, très répandue dans l’Inde, dans le pays même où l’idée de karma a pris naissance ; quoi qu’il en soit, elle n’est pas du tout conforme à la tradition védantique.

Si nous voulons nous en tenir à une compréhension saine du karma, nous l’envisagerons d’un point de vue purement personnel, car nous n’avons pas le droit d’en faire l’application quand il s’agit de notre prochain. Malheureusement, la plupart de ceux qui s’intéressent à cette conception, se mettent pour ainsi dire à l’écart de l’humanité ; ils se haussent sur un piédestal et de là, ils examinent ce qui se passe chez les autres : ils s’efforcent de tout expliquer par l’enchaînement de cause à effet. Ils en arrivent ainsi à juger les autres hommes : c’est une attitude contraire à l’idée même du karma.

Le point de vue védantique, tel qu’il est exposé par Śaṃkara, est si ardu que très peu de gens peuvent le comprendre. Pour Śaṃkara en effet, l’idée de karma et celle de réincarnation qui lui est intimement liée, ne sont qu’une concession faite à l’ignorance.

« Quand la connaissance de la Réalité s’est établie, la Prârabdha cesse effectivement d’exister, puisque le corps matériel et le corps subtil (esprit, intelligence, etc...) disparaissent : c’est comme un rêve qui prend fin au moment du réveil. » Aparokshanubuti « La Réalisation du Soi »

Par Śaṃkara(Verset 91)

Nous nous trouvons, à ce sujet, en présence de deux conceptions bien différentes :

Pour celui qui est allé au-delà des trois états (Veille, Rêve et Sommeil profond), pour celui qui a réalisé Brahman, qui a percé à jour la Réalité, les idées de karma et de réincarnation n’ont plus de signification : Brahman, en effet, existe seul ; il n’y a plus rien qui puisse se manifester ; il n’y a plus rien qui puisse évoluer, car la réalité qui existe toujours, est une et homogène ; elle n’admet ni division, ni différence, ni gradation. Cette perception d’ailleurs n’est pas un état « post-mortem » ; dès qu’un être se libère au cours même de son existence, il appréhende immédiatement cette réalité ;

Pour nous qui, au contraire, sommes plongés dans l’ignorance, le karma et la réincarnation ont une importance considérable et ces conceptions sont impliquées dans la conscience illusoire de l’égo. L’Univers tout entier découle de cette dernière conscience ; c’est ainsi que nous sommes victimes d’une fausse compréhension de la Réalité ; nous procédons à un découpage de cette Réalité et c’est alors qu’apparaissent le Passé, le Présent et l’Avenir ; nous découvrons entre les choses un rapport de cause à effet que nous appelons « Causalité ». À ce cosmos (jagat), nous rattachons l’égo (jiva) et nous parlons alors d’évolution ; on peut dire qu’à ce stade, les idées de karma et de réincarnation jouent un rôle capital.

Très peu d’êtres peuvent faire disparaître cet égo et c’est ainsi que le karma et la réincarnation sont une concession faite à l’ignorance, car la Réalité est homogène ; seul peut parler de cette homogénéité celui qui est allé au-delà de l’égo, au-delà des trois états (Veille, Rêve et Sommeil profond). Pour nier le karma et la réincarnation, il faut avoir dépassé la Manifestation, il faut avoir eu la connaissance directe de l’Union avec l’Atman ; cette conscience ne vient pas de l’étude, ce n’est pas dans les livres que vous la trouverez, ce n’est pas une considération intellectuelle ; elle ne peut être que le résultat de l’expérience personnelle, elle ne peut être que le fruit d’une Réalisation intérieure.

« La connaissance chasse l’ignorance comme le soleil chasse la nuit, car les choses et leurs révolutions sont comme les images d’un rêve... Tant que dure le rêve, tout ce monde nous paraît réel, mais le monde n’existe plus quand le rêve est fini... Le Saint qui a pu parvenir à la contemplation parfaite voit en Dieu l’univers entier ; il voit le Tout comme une Âme unique et son âme se perd dans cette Âme, ainsi que l’eau se dissout dans l’eau, ainsi que le feu s’unit au feu, ainsi que l’air s’unit à l’air. Car rien n’existe que le Brahman et quand autre chose paraît être, il y a là une illusion semblable au mirage du désert. »

Poème de l’Atma Bodha par Śaṃkara

Gaudepada dit aussi que l’Univers manifesté est un rêve éveillé. Or, si nous examinons nos états de rêve, nous pouvons constater qu’un rêve n’implique pas d’évolution ; la manifestation du monde extérieur que nous connaissons n’est, en fin de compte, qu’un « instantané » pris à un moment particulier. Le karma n’a pas d’existence réelle et il faut que le Rêveur parvienne à la Réalisation de la Réalité. À ce sujet on raconte dans l’Inde, l’histoire suivante :

« Une nuit, un homme fit un rêve ; il rêva qu’il était papillon. À son réveil et se rappelant l’état antérieur, il se demanda : Suis-je un homme et ai-je rêvé que j’étais papillon, ou bien suis-je réellement un papillon et est-ce que je rêve que je suis un homme (I). »

Je veux dire que nous avons dépassé la Manifestation quand l’Univers entier nous apparaît comme entaché de l’irréalité du rêve. L’état de la Manifestation durera autant de temps que le désir conservera pour nous toute sa force. Nous nous expliquons ainsi

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Rapprochons de ce conte hindou une pensée de Pascal : « Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu’il serait artisan... car la vie est un songe un peu moins inconstant. (Art. 20.XIII)

comment se prolongent et le karma et la personnalité. Le désir qui existe en nous de perpétuer l’égo dans le temps durera aussi longtemps que nous nous limiterons à une expérience partielle, aussi longtemps que nous nous en tiendrons à l'expérience du seul état de rêve.

En fait, chacun de nous passe au cours de son existence par trois états différents :

l’état de Veille (jagrat)

l’état de Rêve (swapna)

l’état de Sommeil (sushupti)

et nous ne tenons compte habituellement que de l’état de veille ; nous n’avons pas le courage, nous n’avons pas l’héroïsme de dépasser ces trois états et d’atteindre le quatrième, turiya. C’est alors qu’il nous serait possible d’observer d’une façon détachée chacun de ces états ; l’obstacle à surmonter, c’est qu’il y a, en nous, un « quelque chose » qui se refuse à la Libération.

Les Grands Sages nous affirment que si nous savions nous débarrasser des deux conceptions de karma et de Temps, nous parviendrions sur la champ à la Libération ; nous nous y refusons parce que nous sommes attachés encore par quelque lien à l’égo. Or, la remarque n’est pas seulement valable pour l’homme normal ; elle l’est aussi pour des êtres exceptionnels tels que Vivekânanda. Rappelons-nous, en effet, qu’au moment même où Râmakrishna conduisit Vivekânanda au seuil de la Libération, à la minute où tous les liens se brisaient, ce dernier s’écria : « Qu’est-ce qui se passe : j’ai à la maison mon père et ma mère ; que me faites-vous ? » Nous retrouvons ici un sentiment de terreur, inné en tout homme, voilà l’obstacle à surmonter.

Dans notre être intime et secret, subsistent encore des liens qui nous rattachent à la manifestation : nous pourrions nous en libérer si nous le voulions. C’est en se plaçant à ce point de vue que le vedānta s’est élevé contre les recherches psychiques. Si, en effet, nous examinons ce genre de recherches, nous voyons que s’exerce là le désir de perpétuer l’égo, de découvrir son origine et d’entrevoir sa destinée ; voilà le désir sous-jacent de celui qui se livre à ces expériences ; l’égo a en effet une telle valeur, les liens qu’il a formés ont une telle solidité que les recherches psychiques n’ont, la plupart du temps, qu’un seul résultat : elles développent de plus en plus la conscience de l’égo et l’on tourne le dos à la vie spirituelle, puisqu’on s’écarte d’autant du renoncement.

Ces recherches en soi ne sont pas mauvaises, mais elle rendent la tâche plus malaisée encore ; elles empêchent celui qui s’y adonne de pratiquer le véritable renoncement et elles fortifient en lui le désir de connaître ; bref, elles renforcent le sentiment de l’égo, elles augmentent la puissance du karma et rattachent au Monde de la Manifestation, de l’Illusion et de l’Ignorance, celui qui prétendait y échapper.

Il est très difficile d’accéder à ce renoncement total, à ce dépouillement de l’égo ; on ne peut y parvenir que progressivement. C’est ce que le vedānta appelle le karma yoga.

On pourrait dire que le karma est l’expression du simple élan vital dans la Manifestation et que le karma yoga est le procédé qui nous permet, quand nous sommes encore plongés dans l’ignorance, de progresser vers la Libération. Nous parvenons ainsi graduellement à percevoir la nature illusoire de l’égo, à relâcher la tension intérieure et à dépasser la Manifestation. Le karma yoga est donc une transformation de cet élan vital.

Le karma yoga a d’ailleurs été défini en plusieurs passages de la Bhagavad Gitâ comme la manière d’agir en vue de se débarrasser des liens de l’égo. Or, nous avons vu précédemment qu’au point de vue technique on distingue trois sortes de karma :

le sanchita : c’est le réservoir des impressions passées, à l’état de possibilités latentes ;

le prarabdha : c’est le karma dont l’action s’exerce actuellement dans le domaine de l’action ;

le kriyamaami : est le résultat de l’action actuelle dans le moment présent.

Au fur et à mesure que l’égo crée un nouveau karma, il ne s’agit plus seulement du karma de l’égo, c’est réellement l’égo lui-même qui est saisi dans son constant devenir.

À ce propos, on pourrait envisager différentes manières d’exprimer l’égo : ce dernier pourrait ainsi être défini comme une tension intérieure qui s’exercerait de différentes manières.

À travers les cinq koshas ou gaînes :

Annamaya kosha : le corps physique

Pranayama kosha : l’énergie vitale

Manomaya kosha : le mental

Vijnana maya kosha : l’intelligence

Ananda maya kosha : la félicité

Par le désir (kama) qui oscille entre raga (attraction) et dwesha (répulsion).

Entre les forces du passé s’exerçant à un moment donné (prarabdha karma) et les forces supérieures qui nous font tendre vers un idéal déterminé (karma yoga).

À travers les fausses identification de la buddhi (intelligence supérieure).

Retenons pour aujourd’hui l’explication de l’égo comme l’action et la réaction d’un karma qui joue et d’un karma qui se crée sous l’influence d’un désir.

Si nous voulons dominer ce jeu d’actions et de réactions qu’est le karma, il faut en contrôler la cause elle-même, autrement dit, l’égo. Le karma yoga consiste donc dans la manière dont nous acceptons le prarabdha au moment même où il se présente. C’est d’ailleurs le conseil que nous donne la Bhagavad Gitâ. Nous devons nous rappeler également que le karma yoga qu’elle nous propose n’est pas seulement le karma de l’action désintéressé, c’est un karma qui embrasse toutes les autres formes de yoga.

Nous avons vu que le moyen de se libérer de son karma, c’est de vivre l’heure présente avec plénitude, avec intensité. Nous devons en effet accepter intégralement notre destinée, sans chercher ni échappatoire, ni dérobade : inutile de déformer notre sort par des hésitations, des espoirs ou des regrets ; nous n’avons pas à chercher un refuge dans l’avenir ou dans le passé ; nous avons à vivre l’heure présente et c’est par notre attitude particulière, plus ou moins intelligente à l’égard du karma immédiat et présent, que nous pourrons agir sur les autres karma et obtenir du même coup la maîtrise de notre destinée.

L’ensemble des trois karma constitue notre personnalité et pour celui qui a maîtrisé sa destinée, la tension de l'égo est complètement relâchée. Au cours de ce karma yoga, si nous voulons parvenir à l’attitude de la Sagesse, il faut que nous acceptions pleinement tout ce que la vie nous présente, mais il y a là un danger. Notre but, rappelons-le, est de détruire l’égo : nous aurons à nous méfier de toutes les subtilités, de toutes les tromperies extraordinaires dont il est capable.

Il nous appartient donc de faire un retour en nous-mêmes, car nous pouvons nous tromper nous-mêmes, sans nous en rendre compte Et c’est pourquoi une discipline nous est nécessaire. C’est le seul moyen dont nous disposions pour maîtriser l’égo. Nous devons toutefois prendre garde : il ne faut pas nous soumettre à une discipline avec le désir d’en tirer satisfaction, car l’amour propre ne perd jamais ses droits ; c’est ainsi que nous ne devons pas en tirer orgueil et adhérer à une discipline dans un esprit de compétition pour pouvoir ensuite penser « J’ai réussi à m’imposer ce que mon voisin n’a pas pu faire... »

Si nous allons au cœur des choses, c’est la floraison naturelle du désir que d’outrepasser l'égo, que d'aller au-delà de nous-mêmes ; mais en chacun de nous, il existe des forces qui agissent dans des sens opposés ; habituellement ces forces résident dans les sens ; or ce sont précisément ces mêmes forces que nous devons diriger et contrôler, car c’est par elles, c’est grâce à elles que nous parviendrons à la Réalité. Or, pour donner à ces forces l’orientation appropriée, nous avons à notre disposition la CONSCIENCE de la RACE dont nous faisons partie. Il y a eu, en effet, des êtres exceptionnels : le Bouddha, le Christ, Râmakrishna... qui ont, eux, RÉALISÉ LA RÉALITE. Du fait que nous appartenons à la même race, nous pouvons, si nous le voulons parvenir au même état de conscience ; leurs réalisations constituent le patrimoine spirituel de l’humanité.

Du jour où nous dépasserons l’expérience sensorielle, nous constaterons en nous un état de tension entre les forces ordinaires et d’autres forces spirituelles qui nous aideront à nous dégager des liens de l’égo et à voir les choses sous le jour de la Réalité. C’est à ce moment qu’une discipline nous est indispensable. Certes, je le reconnais, toute discipline a ses inconvénients, mais bien souvent les philosophes dont on se réclame pour condamner toute discipline, ont été mal compris. Ces philosophes étaient eux-mêmes « disciplinés » dans le véritable sens du terme et il ne faut pas entendre les conseils qu’ils nous ont donnés comme une « invitation à vivre en marge de toute règle. » Ce qu’ils prétendent démontrer – et en cela je suis d’accord avec eux – c’est que toute discipline est une limitation de l’esprit et que par conséquent elle constitue un obstacle pour celui qui tend vers la Réalité, laquelle est une et unique.

S’il s’agissait uniquement d’assujettir l’esprit à de nouveaux liens sous le prétexte de le débarrasser de liens anciens, on ne ferait que remplacer une vieille habitude par une nouvelle habitude : rien ne serait changé. La discipline doit nous aider à conquérir la liberté : pour parvenir à la Réalisation, nous aurons à perce à jour cette discipline dont nous nous serons servis, car la discipline n’est pas un but en soi, elle ne peut être qu’un moyen. Si nous nous enfonçons une épine dans le pied, nous prenons un deuxième épine pour enlever la première ; la chose faite, nous jetons loin de nous les deux épines. Voilà l’enseignement du vedānta.

En résumé, il y a en nous deux sortes de forces ; les unes, avidya se manifestent par les sens, dans les deux sens ; les autres, vidya, nous poussent vers la Réalité. Il nous appartient de subordonner les premières aux secondes et c’est en cela que consiste toute la valeur de la discipline. Cette même discipline devient inutile dès que nous nous rendons compte que tout l’Univers (notre égo y compris) est une fabrication, une production de l’Esprit cosmique. Le jivan mukta est un être complètement libéré qui, après la Réalisation, a dépassé toute règle, toute limitation, toute discipline. Il continue simplement à exercer son activité (la profession, le métier d’auparavant) sans intérêt personnel et sans attache d’aucune sorte. Le mérité et le démérite, comme le dit la Chāndogya Upaniṣad, ne s’attachent pas plus à lui que l’eau à la feuille de lotus.